Gouvernement
Mehdi Jomaa : les points sur les i
Ce gouvernement est censé représenter un
nouveau départ de la Tunisie; on l'espère tous. Mais force est de constater
qu'il ne donne pas les gages nécessaires pour une pratique rénovée de la
politique continuant d'user des recettes éculées, ayant échoué et condamnant à
l'échec la nouvelle équipe. Car il ne suffit pas de changer les têtes avec la
même politique pour réussir.
Certes, aujourd'hui, en cette ère de «zéroïsme»
de sens, où la forme importe plus que le fond et que les émissions politiques
dégénèrent en émission de variétés, cela n'est pas pour étonner. Pourtant, il
est une attente réelle du peuple de tout autre chose; c'est une faim de
nouveauté scellant la fin de la conception et de la pratique antique de la
politique.
Or, le gouvernement nommé ne semble en avoir
cure. J'en prendrai juste trois exemples symboliques, deux de fond et un de
forme pour illustrer à quel point on se complaît aujourd'hui, en Tunisie, dans
un conformisme qui violente l'essence de cette révolution voulue de la dignité,
qui est d'abord une exigence de vérité.
D'abord, ce prêt du
FMI qui entend lier solidement notre pays aux diktats des institutions
financières internationales. Rappelons que ce furent les exigences des
institutions financières internationales qui ont mis le feu aux poudres avec
les taxes honteuses du dernier budget et que le peuple s'est soulevé tout
entier pour rejeter. Or, avec ce prêt, on aura d'autres taxes encore plus
douloureuses.
Ensuite, cette polémique à l'ANC d'un autre
temps sur le boycott d'Israël, un pays qui a sa place éminente dans le concert
des nations; ce que ne contestent pas — mais tout bas — nos politiques, au
prétexte archifaux que le peuple ne leur donnerait pas raison. De fait, ce
n'est qu'une minorité activiste qui fait de la surenchère en agitant le hochet
de l'ennemi sioniste pour ses propres intérêts.
C'est pourquoi la réponse aux élus du nouveau
président du gouvernement a été symptomatique de sa pratique de la politique
n'excluant nullement la langue de bois. Il aurait dû, non seulement défendre
son ministre avec des arguments allant dans le sens des lubies de certains
députés, mais oser saisir l'occasion pour leur dire la vérité crue.
La situation l'exige et elle consiste à dire
que notre devoir est de tenir compte des réalités internationales en traitant
directement avec l'État d'Israël. C'est ainsi et ainsi seulement qu'on aura une
chance d'influer sur le cours des événements et espérer obtenir enfin
l'application du droit international en Palestine. En continuant à nous
gargariser de slogans stériles, on ne fait qu'aller dans le sens des intérêts
d'Israël. Cela, la majorité du peuple tunisien le sait parfaitement et le
comprend bien, et ce depuis que Bourguiba eut le courage de le lui dire depuis
si longtemps déjà.
Enfin, et pour souligner cette dérive en plein
surréalisme politique, je termine avec une remarque de forme, fort symbolique
de la confusion des valeurs qui marque nos élites politiques actuelles. Tout le
monde a remarqué que lors des prestations de serment devant le président
provisoire de la République, les femmes se couvrent systématiquement la tête,
même si elles n'ont pas l'habitude de le faire. Il semble que c'est sur le vif
souhait de notre prétendu président laïque, agissant ainsi au nom du respect
des traditions du pays, alors qu'il ne fait que caresser dans le sens du poil
son allié islamique qui a toujours beau jeu de dire qu'il n'en demande pas
tant.
Ainsi, ce ne sont que les apparences qu'on
soigne aujourd'hui en Tunisie au péril de l'essentiel : la quête par le peuple
de sa souveraineté effective. Elle continue à être confisquée par des élites
qui se prétendent représentatives dans le cadre d'un système formel calqué sur
celui ayant prévalu en Occident et qui est désormais vidé de sens. Dans le même
temps, pour donner le change, on vilipende cet Occident tout en agissant pour
servir ses intérêts qui sont ceux d'un parti se voulant islamiste et qu'il
serait plus judicieux de qualifier de crypto-capitaliste.
C'est le programme du pari Ennahdha ultra
libéral qui lui a manifestement gagné le soutien de l'Occident, sans lequel il
aurait eu de la peine à se maintenir au pouvoir. Les partis laïques ont eu le
tort de sous-estimer l'importance de cet atout entre les mains de cheikh
Ghannouchi, représenté par le programme économique de son parti.
Certes, Ennahdha a
officiellement quitté le parti, mais c'est pour s'y maintenir grâce à la
perpétuation de sa propre politique tout en préparant des élections censées
formaliser sa présence durable au pouvoir. Car le parti de cheikh Ghannouchi ne
peut envisager de le quitter, faisant tout fait pour s'assurer le soutien
occidental indispensable.
Dans cette stratégie machiavélique, il oublie
qu'il est assis sur une branche qu'il scie avec sa pratique même de la
politique; il use, en effet de références axiologiques islamiques qu'il vide,
dans le même temps, de tout leur contenu véritable. Paradoxalement, c'est l'islam
bien compris que caricature Ennhadha et qui fera sa perte. En effet, le peuple
tunisien est bien plus intelligent qu'on ne le croit, étant en mesure de ne pas
prendre des vessies pour des lanternes.
La question reste de savoir qui aura l'honneur
de la mission de représenter l'islam authentique ? Or, cet islam politique est
fondamentalement démocratique, envisageant le pouvoir du peuple exercé effectivement
par le peuple dans des instances ayant toute latitude de décision au niveau le
plus proche de lui, soit local et régional. Aussi aura-t-il à refonder la
démocratie tunisienne dans un État où les pouvoirs locaux et régionaux seront
directement élus par le peuple (comme de faire élire les gouverneurs, par
exemple, et non seulement les municipalités) et contrôlés par lui.
C'est bien la nouvelle bataille qui commence et
que le peuple à travers sa société civile hyperactive prépare déjà, non
seulement à l'occasion des futurs débats sur la loi électorale, mais aussi sur
le terrain. Car on est en un temps où les foules se sont approprié le pouvoir
et ne le céderont plus qu'à ceux qui ne pratiquent pas la langue de bois. On en
est encore loin avec nos élites actuelles.
Publié sur Nawaat