M. Jomaa, osez croire au miracle, et vous le réaliserez !
Dans la récente enquête exhaustive de Nawaat, un possible conflit d'intérêts a
été évoqué entre le président du gouvernement désigné et les milieux d'affaires
étrangers par l'intermédiaire notamment de la présidente du patronat tunisien.
En l'absence de réactions
infirmant les justes et légitimes questions de Nawaat, le doute ne peut que
gagner les têtes, y prendre même une apparence de vérité, d'autant que le
parcours de M. Mehdi Jomaa est éloquent sur sa proximité avec le capital
mondial.
Or, ni Nawaat ni l'auteur du
présent article ne veulent faire de procès d'intention à qui que ce soit. Ils
ne font que refléter l'état de pensée de leurs compatriotes et la légitime
revendication à la souveraineté économique de leur peuple.
Aussi, cet article qui
s'adresse directement à M. Jomaa peut être pris, en quelque sorte, pour un test
de la véritable indépendance dont il dispose à l'égard des milieux financiers
internationaux et de sa réelle marge de manœuvre.
Seuls des intérêts qui
chercheraient à profiter des richesses du pays sans céder à la contrepartie du
nécessaire partage avec le peuple diraient qu'il ne s'agit que d'utopie, quand
on sait que l'utopie a accompagné la naissance de l'Occident moderne,
aujourd'hui en crise.
Quand le miracle est réel et la crise irréelle
Lors de sa première
allocution au palais de Carthage, le nouveau Premier ministre Mehdi Jomaa a
adopté le profil bas qui sied à l'air du temps; et il a eu raison. Si le peuple
apprécie quelque discours, c'est bien celui de la vérité, loin de la moindre langue
de bois.
Toutefois, l'humilité en
politique ne suppose évidemment pas le manque d'ambition et de volontarisme qui
restent une qualité inévitable du succès. Le chevalier d'industrie qu'est le
nouveau président du gouvernement n'en manque assurément pas. Mais en déclarant
ce 10 janvier qu’ « il ne fait pas de miracles », je pense qu'il a eu
tort.
En effet, M. Jomaa est bel
et bien en mesure de réaliser un miracle en Tunisie et dans le monde; et je
dirai comment ci-après. J'espère seulement qu'il voudra m'écouter. Il ne fera
alors que sortir la politique du conformisme stérile qui la condamne à l'échec,
non seulement dans notre pays, mais ailleurs aussi dans le monde, y compris et
surtout démocratique. Car la démocratie occidentale a besoin d'être refondée
tôt ou tard. Or, cela pourrait se faire tout de suite, à partir de l'expérience
en cours dans notre pays.
Mais qu'est-ce un miracle sinon
l'acte contraire aux lois connues ? Une loi connue n'est pas nécessairement la
loi absolue; elle peut tomber en obsolescence, être abrogée par de nouvelles ou
futures lois encore inconnues ou sottement rejetées, supposées relever de la
déraison. Une loi sociologique très connue stipule que l'anomique d'aujourd'hui
est le canonique de demain. Scientifiquement, le miracle peut être le réel par
anticipation, étant donné que la science ne doit point se révéler dogmatique en
arrêtant définitivement le statut du vrai et du faux. Bachelard a assez
démontré que nulle science ne saurait exister sans le fameux fait polémique.
Ce fait polémique est ce qui
se réduit, en sciences économiques, à la notion de crise, et qui n'est que
l'état présent des choses en mutation. Aussi, s'arrêter à une situation en
cours de changement pour la juger comme une régression absolue, alors qu'elle
est dans le même temps en train d'évoluer, c'est l'involution parfaite de
l'esprit d'objectivité. Pour cela, des observateurs perspicaces de la socialité
postmoderne ont pu dire que la crise économique n'est que dans les têtes, car
elle y pointe des schémas éculés qu'on refuse de changer et qui contrarient la
mise en place des concepts du nouveau paradigme en cours d'émergence.
La
séparation accentuée entre les élites et le peuple n'est plus tolérable, surtout
dans un pays comme le nôtre dont la société civile démontre tous les jours sa
vitalité. En Tunisie, le peuple ne manque ni d’éducation ni d'intelligence,
mais ce sont ses élites, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, qui
administrent tous les jours leur incapacité à changer leurs schémas de pensée.
Or, ceux-ci, qu'ils soient religieux ou profanes, sont souvent réduits à l'état
de momies. Il nous faut les enterrer.
Il faut surtout en finir
avec cet entre soi que les élites tunisiennes et celles du monde occidental
pratiquent en une sorte d'endogamie empêchant tout renouvellement de la pensée
publique. Une transfiguration de la pensée, tout à la fois politique
qu'économique et sociale, est plus qu'urgente; elle est devenue une question de
vie ou de mort.
C'est d'autant plus urgent
que la science démontre l'action éminente de la pensée sur la matière. Ainsi
parle-t-on de plus en plus de l'importance de la pensée positive, ce
volontarisme nourrissant les plus grandes réalisations. Et c'est d'autant plus
efficace que l'on ne nie plus le rôle de l'imaginaire faisant et défaisant nos
actes les plus conscients.
Nous sommes donc persuadés
que M. Jomaa est en mesure de réaliser des miracles. Pour cela, il lui faut
commencer par y croire. Ensuite, il lui faut aller à l'encontre de la
bienpensance et des schémas périmés de la pensée politique conformiste. Alors,
il réalisera bel et bien ce qui relève de l'utopie ou du miracle, cette
merveille digne d'admiration à peine souhaitée, attendu qu'elle est jugée tellement
impensable, irréalisable.
Il suffit, par exemple, de
convaincre les intérêts financiers qui régentent le monde que leurs futures
richesses sont effectivement dans un marché ouvert, non seulement pour les
marchandises et les idées occidentales, mais aussi pour les hommes et les
cultures exotiques. Que de changements on aura alors en ce monde en crise qui
n'est qu'une constipation de la pensée imaginative !
Il n'est plus qu'une aire
possible de survie pour l'humanité qui est une aire de civilisation qu'il
importe de créer au plus vite entre démocraties. Les anciennes doivent apporter
le soutien nécessaire aux nouvelles pour espérer y consolider l'état et la
société de droit. Mieux, cela permettra de revitaliser la démocratie essoufflée
en la réinventant, allant vers une postdémocratie dont les linéaments peuvent poindre en
Tunisie dans un espace méditerranéen y dédié.
Notre pays est en crise,
mais elle n'est que le prolongement de la crise générale dans le monde; et
celle-ci y est d'abord morale et intellectuelle. C'est l'inadaptation du
paradigme des temps passés au nouveau monde qui se construit sous nos yeux. En
Tunisie, ce sont ses jalons qui se mettent en place. Le monde a changé, mais on
ne veut l'accepter; c'est ça la crise !
Il nous faut donc oser
l'utopie; au pire, elle servira de rêve compensateur, un onguent pour les
peines de l'âme et du cœur; les blessures du corps aussi. M. Jomaa, soyez donc
le thaumaturge, non seulement de la Tunisie, mais de la Méditerranée et du
monde même; osez croire au miracle, vous l'accomplirez !
N'oubliez pas que l'utopie a
accompagné la naissance de l'Occident. Déjà en 1791, dans Various Propsects,
Robert Wallace écrivait ceci sur l'idéal de bonheur en commun de vie simple de
l'utopie qui « offre les remèdes les plus heureux et aussi les plus nobles aux
maux des sociétés actuelles qui sacrifient à la richesse le salut à la fois
physique et moral de leurs membres ». On ne retranchera rien ni n'ajoutera quoi
que ce soit aujourd'hui à son regret que le progrès moral n'accompagne pas
constamment le progrès matériel. Et encore moins à sa conclusion que la
résistance des privilégiés risque de rendre très difficile l'avènement d'un
ordre nouveau; cet ordre qui a bien fini par arriver. Il en ira pareillement de
nos jours.
En un temps lourd de menaces
et un avenir imprévisible, les politiques en Europe se comportent actuellement
comme les physiocrates du Siècle des Lumières. Ceux-ci luttèrent contre leur
peur devant l'Occident en marche par une recherche désespérée d'immuables lois
naturelles. Or, ne l'oublions pas, ces auteurs de théories souvent puériles
sont les pères du libéralisme économique.
Aujourd'hui, nous avons
affaire à de nouveaux physiocrates qui ne comprennent pas qu'il ne sert à rien
de vouloir garder la Tunisie en dehors du système de droit de l'Europe, une
sorte d'aire de droit inaccompli plus propice aux affaires, même si elle est,
dans le même temps, propice aux excès. Est-ce donc le profit immédiat qui
compte le plus dans un État de droit imparfait ou le profit durable dans la
stabilité porteuse d'espoirs de l'État de droit ? Le modèle tunisien ne
réussira que par une intégration dans un système de droit avéré; et c'est en
Europe qu'il doit s'épiphaniser, cette Europe qui est son prolongement naturel.
Pour ceux qui l'ont oublié,
rappelons que les bourgeois occidentaux, fer de lance de la révolution
industrielle, justifiaient volontiers l'existence de damnés de la terre, la
misère en ce monde n'étant à leurs yeux que la conséquence d'une malédiction,
celle d'un Dieu qui encourage l'initiative privée et la vocation
d'entreprendre, signe d'élection anticipée et de grâce future. C'est ce qu'on
voit se développer chez nous, jusque chez les islamistes politiquement
majoritaires.
Voilà où on est la mentalité
économique en Tunisie. Ce ne sont donc pas que les intégristes islamistes qui
remontent le temps, mais aussi les intégristes capitalistes qui veulent faire
de notre pays un marché où seules les lois du capitalisme pur et dur comptent !
Mais cela ne saurait plus marcher.
Le défi d'une nouvelle donne en Méditerranée
À la veille de l'entrée en fonction du nouveau Président de
gouvernement de la Tunisie en marche forcée vers la démocratie, je me permets
donc de lui adresser de nouveau cet appel. Il est basé sur une observation au
long cours, outre une longue pratique des réalités tunisiennes et
méditerranéennes et des racines des rapports tuniso-européens. Même s'il
surprend plus d'un arc-bouté sur le conformisme logique qu'on ne dénoncera
jamais assez, ce qu'il emporte comme vérité ne doit pas être négligé pour peu
que l'on croie à la politique vraie. Et elle n'est que l'art de repousser
toutes limites, à commencer par celles qui font la loi dans notre imaginaire.
C'est sur les ressorts
psychologiques qu'il nous faut agir si l'on veut avoir quelque efficacité en
plus de la crédibilité nécessaire à tout politique. Or, on ne peut ignorer,
sauf à faire preuve de mauvaise foi, que le sort de la Tunisie ne dépend pas
que de sa propre volonté dans un monde interdépendant. Qu'on soit donc
véridique de part et d'autre ! Tirons d'ores et déjà les leçons que la sagesse
impose et qui le seront aussi demain, mais sous la pression des forces de la
déraison !
Aussi, au nom de la
Révolution tunisienne, le gouvernement de M. Jomaa se doit de demander à ses
partenaires européens l'entrée de la Tunisie en Europe et l'instauration de la
libre circulation dans un espace de démocratie à créer en Méditerranée. On doit
avoir le courage, de part et d'autre, d'anticiper dans les meilleures
conditions le sens de l'histoire pour la prospérité et la paix en Méditerranée
avant que l'on y soit contraint par les événements contraires. Osez donc
présenter la demande officielle d'adhésion à l'Union européenne, M. Jomaa. Peu
importe ce qu'elle en pensera; vous susciterez au moins un débat salutaire !
Et vous innoverez à peine,
Monsieur le Président du gouvernement, car le roi du Maroc avait déjà osé le
faire dans une conjoncture encore moins favorable malgré des atouts moindres;
il en a récolté d'énormes retombées bénéfiques en compensation. Demander
l'adhésion de la Tunisie, c'est aussi rappeler l'Europe à ses propres valeurs.
C'est surtout l'acculer à arrêter de jouer à l'apprenti sorcier alors qu'elle
peut enchanter le monde et l'univers qui ont besoin plus que jamais de
réenchantement.
Hier, une voix italienne
responsable, la maire de Lampedusa, a supplié les Européens de faire en sorte
qu'on arrête avec ce qu'elle a qualifié comme étant un « holocauste moderne »
en Méditerranée. Avec la Tunisie et l'expérimentation d'une nouvelle donne dans
les relations internationales entre démocraties, l'Europe peut y apporter une
solution, faisant en sorte que le modèle tunisien ne soit pas limité aux
frontières du pays dans un monde sans frontières.
Un espace de démocratie est
inévitable en Méditerranée et il faut agir pour le construire en prenant
l'initiative par le geste fort et inaugural précité. Dès la prise de fonction
du nouveau gouvernement, M. Jomaa est appelé à faire cette demande d'adhésion
que de plus en plus de voix des plus autorisées en Europe même pensent non
seulement salutaire en Méditerranée, mais également nécessaire et fatale.
En demandant dans le même
temps le libre mouvement immédiat pour les Tunisiens sous visa biométrique de
circulation, Monsieur Jomaa n'ira pas seulement au-devant de la nécessité
historique, il répondra aux souhaits des Tunisiens et fera sauter l'écrou plombant
nombre de projets économiques petits et moyens, mais appelés à devenir grands,
à cheval entre les deux rives et portés par ses concitoyens.
Ce faisant, il ne s'agira
pas de demander une quelconque faveur ou de compter sur autrui au lieu d'agir
par nos propres moyens; il ne fera que tirer la conséquence logique et
inévitable des rapports internationaux des temps présents, tant économiques que
politiques. Car non seulement éthiquement, mais aussi du pur point de vue
libéral, on ne peut plus revendiquer la liberté de circulation pour les
marchandises et ne pas l'étendre aux créateurs des richesses qui demeurent les
hommes.
Toutes proportions gardées,
mais tout pareillement en termes de symbolique, la Tunisie méditerranéenne est
aujourd'hui dans la situation de l'Europe au sortir de la Deuxième Guerre
mondiale. Elle a surmonté le plus dur et se doit de consolider cet acquis avec
l'aide sérieuse et courageuse de ses partenaires.
Il nous faut un nouveau deal
en Méditerranée, une sorte de plan Marshall de la conception politique. Comme
la fameuse initiative américaine a aidé l'Europe à se redresser en se
reconstruisant au lendemain de la pire des guerres l'ayant bouleversée de fond
en comble, l'Europe doit faire de même à ce que vit de similaire la Tunisie.
Comme pour ledit plan dont les retombées furent immédiates pour l'Europe, mais
les bénéfices médiats ont été engrangés finalement par le pays donateur, il en
sera de même pour l'Europe qui a le plus intérêt à ce que la transition
démocratique réussisse.
Par ailleurs, à l'instar du
New deal américain avec ses mesures révolutionnaires en termes
d'interventionnisme, sen empathie avec les couches les plus pauvres de la
population, on a besoin dans l'immeuble planétaire qu'est devenu notre monde
d'une attitude différente de nos voisins de palier. L'aide de loin, ces
enveloppes financières envoyées par la poste, ne suffit plus. Le voisin de
palier doit cesser de se barricader dans ses appartements, empêchant la
circulation dans l'immeuble, y compris pour les urgences, car un dégât des eaux
est déclaré depuis longtemps aux combles et le feu commence à prendre dans les
caves. C'est tout l'immeuble qui est en danger et non seulement le confort des
appartements cossus dans les protections contre l'incendie et les infiltrations
d'eau ne pourront suffire à les préserver d'un holocauste en préparation.
Certes l'Europe et nos amis
occidentaux ne manquent pas de nous dire faire ce qui leur semble être le
nécessaire aujourd'hui, pensant ne pas lésiner sur les aides de toutes sortes.
Il ne s'agit néanmoins que du minimum eu égard à ce qu'exige la situation. Il
ne suffit pas de donner à manger au pauvre; mieux vaut lui permettre d'exercer
son talent et concrétiser sa volonté de vouloir travailler, compter sur ses
propres moyens contrariés.
Comme pour le New deal
précédemment cité, l'attitude européenne actuelle relève d'une sorte de premier
New deal, nécessaire mais insuffisant. Il aide à l'amélioration de la situation
à court terme avec les premières mesures d'urgence et nécessite pour le long
terme un second New deal, celui qui a permis la réussite finale avec la
redistribution des richesses et du pouvoir à grande échelle. C'est donc de
solidarité qu'il s'agit et elle doit être concrète dans le cadre d'un espace
méditerranéen de démocratie pour une future aire de civilisation dans le monde.
Une démocratie à réinventer en Tunisie
Après maintes péripéties et nombre
d'incertitudes, on voit bien que la Tunisie arrive à s'en sortir honorablement
grâce à son génie propre. Or, si la logique électorale a été abandonnée pour
une logique consensuelle qui commence à donner ses fruits, cela a nécessité des
sacrifices des Tunisiens et cela en impose à ses partenaires occidentaux en
général et européens en particulier.
On ne peut s'arrêter en si
bon chemin, surtout que la voie et longue et que ceux qui se montrent
raisonnables aujourd'hui contraints et forcés ne désespèrent pas de revenir en
force sur la scène sans renier leur intransigeance passée. Et en politique
comme en tout, il faut savoir saisir les opportunités qui permettent de ne plus
risquer de retour en arrière, du moins pour un temps.
On l'a d'ailleurs vu à l'ANC
avec cette lubie d'exclure la dimension européenne de la Tunisie alors que
notre pays est le cœur battant du bassin méditerranéen. C'est préserver sa
santé que de confirmer de la meilleure façon cette vocation méditerranéenne de
la Tunisie. D'autant plus qu'elle fait, pour sa part et par le biais de sa
société civile, le nécessaire pour transfigurer le fait politique.
À ce niveau, la formation
d'ingénieur de M. Jomaa et son parcours de chevalier d'industrie doivent le
sensibiliser assez aux deux lois incontournables du fait politique
d'aujourd'hui, issues directement de l'économie. Il s'agit de l'obsolescence,
programmée ou non, des recettes comme des technologies les plus sophistiquées
et de l'importance de l'anticipation dans la nécessité de l'innovation
permanente.
Concrètement, cela veut dire
que la Tunisie, tout comme le monde, ne peut vivre selon les techniques du
siècle fini. On ne peut plus, en politique, relever des concepts obsolètes de gouvernance
à l'antique, qui deviennent de plus en plus inopérants et même
contre-productifs. On l'a vu tout récemment avec l'ineptie économique du
gouvernement dans sa préparation du budget et sa défense jusqu'au bout d'une
supposée rationalité des mesures, jusqu'à la décision ultime d'abandonner
finalement en catastrophe ce à quoi on tenait encore la veille comme le summum
de la rationalité.
Il est clair que la
situation politique actuelle, inédite et prometteuse tout en étant fragile et
même périlleuse, a été le fruit de nombre d'éléments. On doit en distinguer en
premier ce qui a toujours été une spécificité du pays : la maturité d'un peuple
raisonnable manifesté par sa société civile. Celle-ci est tellement active,
tellement inventive qu'elle mérite de remplacer à terme tout le système antique
des partis. Utile et efficace aux plus belles de ses années lors de l'émergence
du système politique occidental, il est désormais périmé.
Outre ce système tournant à
vide, sans réelle consistance auprès du peuple, le système politique lui-même
est à revoir. Qu'elle soit qualifiée de directe, participative ou délibérative,
la démocratie est à réinventer, car le système représentatif à l'ancienne a
vécu.
M. Mehdi Jomaa est aussi
appelé à peser de tout son poids, et il aura le soutien inconditionnel du
peuple, pour amener à instaurer dans le pays la seule démocratie de notre
temps, une démocratie effective à l'échelon local et régional. Plus
concrètement, il se doit de veiller à ce que le système électoral soit celui
qui privilégie le rapport direct et personnalisé entre l'électeur et son élu et
que les élections les plus importantes soient celles ayant lieu à l'échelon
extrême de proximité avec le peuple. Le tout devant amener à avoir dans les
municipalités et les gouvernorats des autorités issues du peuple et le représentant
nominalement.
Sur le plan diplomatique,
outre l'action devant être soutenue pour la transfiguration du visa actuel,
contraire au droit international, en visa biométrique de circulation, cette
exigence majeure de la révolution tunisienne, la Tunisie doit renouer avec le
meilleur de la pensée de son père fondateur.
Sa diplomatie doit avoir le
courage de redonner vie à la sage conception de Bourguiba du problème
palestinien. Il nous faut oser lever toute ambiguïté dans l'attitude officielle
de la Tunisie à l'égard d'Israël. Que la diplomatie tunisienne soit donc
novatrice en la matière en déclarant haut et fort l'évidence de la nécessité
d'avoir des rapports sereins avec cet État membre éminent du concert des
nations démocratiques !
C'est ainsi et ainsi
seulement que l'on parviendra à quitter le sentier du dogmatisme et du
manichéisme pour espérer faire pression sur Israël afin de respecter enfin le
droit international et les revendications palestiniennes légitimes. Et c'est
ainsi qu'on lui ôterait la fallacieuse prétention d'un apparent mais faux boycott
arabe et qui ne sert que les intérêts de ses plus extrémistes
Du jeu d'échecs au jeu de réussites en Tunisie
L'arrivée de M. Mehdi Jomaa
à la tête du gouvernement tunisien était fatale avec ou sans le support et la
pression occidentale. Entendons-nous bien : c'est moins de la personne de M.
Jomaa qu'il est question, mais de ce qu'il symbolise, n'étant a priori d'aucun
parti, sinon d'être apparenté directement ou indirectement à l'ordre économique
dominant, le capitalisme libéral.
Car la Tunisie, eu égard à
son passé, sa situation géographique et son importance géostratégique, n'a
jamais échappé à la vigilance de ses voisins et de ceux dont c'est la
responsabilité justement de veiller à l'ordre dans le monde. Il reste que, de
par la nature humaine même, il est une propension inévitable, sauf veille sans
relâche et effort continu, à mélanger les intérêts propres avec ce que
commandent les responsabilités impliquant l'intérêt du plus grand nombre. Le
risque est ainsi grand que ce qu'on qualifie de conflits des intérêts soit vite
arrivé, ce mélange des genres somme toute humain, mais néfaste pour une bonne
gouvernance se voulant soucieuse de l'intérêt le plus vase en ce monde
globalisé, cet immeuble planétaire.
En effet, on ne doit pas oublier
qu'il n'y a pas qu'un seul intégrisme; il y en a bien une variété allant de
l'extrémisme religieux à l'extrémisme laïque. Il en va de même pour le
terrorisme, dont les différentes palettes en termes de dogmatisme prouvent
qu'il peut aussi être aux couleurs profanes. C'est avec pareil dogmatisme et
intégrisme que M. Mehdi Jomaa devra rompre pour finir par édifier son futur
miracle.
Loin de n'être qu'une pièce
mineure sur le jeu d'échecs auquel s'adonne l'Occident en Tunisie, M. Jomaa est
en mesure d'en être la pièce maîtresse. Il pourra le prouver en étant demain le
héraut de la Tunisie profonde qui entend ne plus être ce mouton qu'on sacrifie
sur l'autel du marché dont on veut faire notre pays.
On sait que le quatrième
mois dans la vie d'un bébé est capital, étant synonyme d'énormes changements
essentiels pour son développement. Il en est de même dans la vie des
révolutions; la nôtre plus particulièrement. Alors, que les démocrates adultes
européens autour du bébé de la démocratie tunisien soient à la hauteur de leur
responsabilité ! Faut-il aussi oser les mettre en face de leurs
responsabilités.
Soyez donc la figure
centrale tant attendue de la Tunisie et de la Méditerranée; M. Jomaa; vous en
avez l'étoffe. Vous en avez certainement aussi la volonté. Vous arrivez au
pouvoir en étant confronté à une grave crise du pays dans un monde en pleine
dépression. Comme lors de la grande dépression, un programme de relance
s'impose; mais il ne peut plus être uniquement de nature économique, se
limitant à des mesures classiques. La relance de l'économie américaine n'aurait
jamais réussi par les seules mesures de lutte contre le chômage s'il n'y eut
une sérieuse remise en question du système idéologique du pays par la réforme
du système bancaire, l'institutionnalisation de la solidarité nationale par le
biais de la sécurité sociale et la refondation de la pratique politique et
institutionnelle.
M. Jomaa vous êtes jeune et
le pays l'est aussi; ne soyez pas un esprit jeune dans un corps de vieux; sinon
vos recettes auront l'effet d'un cautère sur une jambe de bois. Commencez par
rajeunir ce corps cacochyme de la politique en osant en révolutionner les méthodes.
Que la gouvernance soit votre priorité imposant une méthode nouvelle impliquant
nos partenaires les plus immédiats !
Aucune démocratisation
sérieuse ne peut aujourd'hui réussir dans une réserve; comme pour les
marchandises dans une économie libérale, on a besoin d'un espace de libre
circulation pour les hommes afin d'agir sur les mentalités. Bien avant que d'État
de droit, on a besoin en Tunisie d'une société de droits.
C'est ce à quoi on assiste
d'une manière informelle dans le pays; il faut formaliser cela par
l'articulation de la démocratie tunisienne naissante à un système qui a fait
ses preuves. Oser demander l'adhésion de la Tunisie au nom des valeurs communes
aux pays des deux rives de la Méditerranée permettra à la démocratie manquant
de souffle en Europe d'y trouver du bien en se régénérant auprès d'une
démocratie naissante porteuse d'avenir. Il suffit de le croire en pariant sur
l'avenir; la Tunisie a tellement de valeur dans sa culture, surtout une
spiritualité humaniste, dont le matérialisme échevelé du capitalisme mondial ne
pourra que tirer le plus grand bénéfice;
Aucune raison valable ni
logique ni juridique ne doit s'opposer à ce que l'Europe examine favorablement
une éventuelle demande tunisienne dans ce sens sauf à céder sous la pression du
lobby de certains intérêts économiques voulant faire de la Tunisie une aire de
non-droit où le gain serait facile et le pays transformé en un marché ouvert
pour une sauvage société de consommation.
Et rappelons-nous encore que
c'est en parallèle avec la découverte du Nouveau Monde que l'Occident est né; on
peut même dire qu'il est né du rêve d'un nouvel espace. C'est aussi d'un nouvel
espace que la démocratie postmoderne a besoin, et il est possible de le mettre
en place en Méditerranée.
On a pu dire que le modèle
tunisien est un rêve; or, tout beau rêve ne peut s'évanouir au petit matin; il
s'épiphanise en réalité tôt ou tard, en ce qu'il est ou en muant en cauchemar.
Sauvegardez le rêve tunisien, M. Jomaa; faites-en la vision parcalétique que
retiendra l'histoire de votre politique, une sage gouvernance pour la
Méditerranée.
Publié sur Nawaat