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mercredi 25 décembre 2013

Fin et faim d'un paradigme 6

La langue arabe entre l'illusion et la réalité *
* Version originale

  
Un forum mondial de la langue arabe s'est tenu les 18 et 19 décembre à Tunis, aboutissant à une déclaration — dite de Tunis — appelant les gouvernements arabes à généraliser l'utilisation de la langue arabe dans tous les domaines, notamment dans l'administration, l'enseignement et les manifestations publiques officielles.
Une instrumentalisation idéologique
Organisée à l'initiative de la présidence provisoire de la République tunisienne, cette manifestation démontre à quel point on continue à faire des questions sérieuses une supercherie, et ce par l'instrumentalisation à des visées idéologiques et/ou politiques.
En effet, si personne ne conteste aujourd'hui l'état lamentable de notre langue, il n'est pas possible de s'entendre ni sur la nature réelle du problème ni sur les moyens pour y remédier le cas échéant.
C'est que la question est mal posée, l'étant d'un pur point de vue téléologique, à savoir les retombées politiques espérées d'une manifestation caressant dans le sens du poil les tenants à l'identité arabe, et non point le contenu véritable que recouvre l'objet de pareil forum.
Ainsi, si on évoque le statut actuel déclassé de la langue arabe, c'est pour référer aussitôt à son éminent rang de langue du Coran. Si on évoque la nécessité de son utilisation et la généralisation de son emploi, c'est en tant que composante éminente de l'identité arabe musulmane.
Or, pour être réellement efficace, il aurait fallu insister plutôt sur l'importance de la langue comme véhicule de la pensée, qui est l'essence de l'être; aussi, parler d'identité tout court, nonobstant sa caractérisation, un Arabe pouvant être tout autant musulman que chrétien et juif.
De fait, ce qui plombe les initiatives multiples tendant à valoriser l'arabe, lui redonner la place qu'il mérite en tant que langue vivante, de culture et de civilisation, c'est cette ignorance délibérée de sa place dans l'imaginaire du peuple, de ceux qui la parlent effectivement ou ne la parlent pas.
Un imaginaire réticent
Dans l'imaginaire populaire, la langue arabe est une langue non seulement dépassée, mais rétrograde. Parler anglais, français ou tout autre sabir est plus valorisant pour la plupart de nos jeunes aussitôt l'enfance dépassée, que de revenir à leurs sources niées ou reniées. 
Puis, de quelle langue arabe parle-t-on? Les parlers vernaculaires de l'océan au golfe ne sont-ils pas tout autant arabes que la langue littéraire? Est-ce parce qu'elle est celle du Coran qu'elle semble plus arabe que les patois de Tunisie ou d'ailleurs des pays arabes? Et puis, de quelle langue du Coran parle-t-on? Serait-ce de la langue épurée de l'antéislam ou des idiomes étrangers intégrés à l'arabe durant la riche histoire d'une langue qui fut longtemps mondiale et florissante?
Ce sont là quelques-unes des questions importantes qui n'ont pas été abordées par les ateliers du forum, au nombre de quatre, qui se sont comportés comme du temps de la scolastique médiévale, dissertant en quelque sorte sur le sexe des anges.
On y a parlé d'une énième académie à créer, de l'interdépendance et du parrainage nécessaire des États arabes, de l'arabisation de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique, de la promotion de l'enseignement de l'arabe aux non arabisants ou de la création d'un portail électronique pour maîtriser la langue du Coran.
Il ne s'agit pas de mauvaises questions, mais bien de fausses questions, l'essentiel étant ailleurs. Tout se passe comme si nous avions affaire à un noble déclassé qui, non seulement tient à ses titres et à ses origines, mais possède des trésors, ne serait-ce que dans le château qu'il habite — et encore mieux — qui l'habite de son prestigieux passé. Toutefois, bien que classé et ayant une valeur historique incomparable et indéniable, ce château tombe en ruines. Il faut donc d'abord l'entretenir, le restaurer; en faire même plus qu'un musée qu'on visite, un lieu de vie, de culture de tous les jours.
Or, si on interroge les peuples arabes, si on sonde leur imaginaire, cet inconscient collectif qui est derrière leurs actions et comportements des humains, que représente la langue du Coran pour eux, quotidiennement ?
En réponse indirecte immédiate à cette question, il nous suffira de dire que le forum s'est tenu en marge de la célébration, le 18 décembre, de la journée mondiale de la langue arabe. Qui s'en est soucié dans les masses, les seules qui comptent en notre époque?
Aussi, c'est bien sur l'imaginaire des foules qu'il urge d'agir pour faire retrouver sa place à la langue arabe. L'arabe est en crise, il est vrai, mais comme je le répète souvent, cette crise n'est que dans les têtes de ceux qui y pensent. Je veux dire par là que les premiers concernés, les masses populaires, font avec et la supportent en bricolant leur vie, en s'y adaptant, en acceptant la crise comme elle est véritablement.
Fondamentalement, une crise est cette évolution nécessaire d'un état à un autre, douloureuse certes, mais devant finir par laisser place à une situation forcément renouvelée. La crise n'est que la fièvre annonciatrice de la défense du corps humain à une attaque, une agression, une réaction somme toute de santé, paradoxalement. En faire une catastrophe, c'est vouloir en profiter, pour une raison ou une autre, et cela revient à accélérer la vraie catastrophe. La sagesse commande donc de la gérer comme un simple signal d'alarme, et donc d'en relativiser la portée pour considérer ses conséquences; car en anticiper les effets, c'est avoir les chances les plus sérieuses de recouvrer la santé.
Une pensée paranoïaque
Voilà ce qu'on ne fait pas quand on s'évertue à penser d'une manière conformiste, prétendument réaliste et rationaliste quand elle est déconnectée de la réalité, le réel, la vraie réalité quand elle n'est point défigurée par le fameux principe réducteur de réalité. C'est ce qu'on appelle réalisme, et qui n'est que du conformisme logique, ce « politiquement et idéologiquement » correct d'une pensée unique auxquels aucune époque finissante n'échappe.
En matière de langue arabe, si l'on veut vraiment que l'idiome sacré du Coran retrouve sa place éminente dans le monde, il faut d'abord veiller à ce qu'il retrouve la sienne dans les cœurs. Ainsi doit-on, tout d'abord, cesser de sacraliser cette langue, car c'est alors l'élever au-dessus du commun des mortels, alors qu'il faut tout au contraire la populariser, en faire la chose du public par excellence.
On voit bien à quel point les enfants sont fiers de pouvoir s’exprimer en arabe littéraire quand ils ont la chance d'y arriver; il faut que ce sentiment reste le leur tout le temps. Or, nos jeunes et nos adultes, politiciens, leaders d'opinion et chercheurs, se divisent en deux groupes : ceux qui pensent que l'arabe est « has been », dépassé par les sciences et la technologie modernes et ceux qui soutiennent le contraire. De fait, les deux ont raison, l'arabe étant hors circuit de la science aujourd'hui, ne relevant que de la science religieuse; mais celle-ci, si elle veut relever de la science tout court, doit se départir de sa sacralité, se profaniser en quelque sorte en se sécularisant pour relever enfin de notre temps, notre siècle. Et cela est tout à fait possible eu égard à la richesse et à la souplesse de la langue arabe.
En quelque sorte, c'est à du divin profane qu'il s'agit de s'employer en matière de vulgarisation de langue arabe, tout comme d'ailleurs pour toutes les affaires relevant de la religion. La meilleure façon de cimenter au plus profond du cœur une foi, des convictions, c'est d'en faire la chose de tout le monde.
Comment serait-ce possible? En autorisant tout un chacun de parler de sa religion et de sa langue en puisant dans le livre sacré, en y revenant pour l'étudier et le commenter. En islam cela est parfaitement possible, sinon recommandé, puisqu'il n'est nul intermédiaire entre Dieu et ses créatures, d'une part, et que l'effort, d'autre part, même s'il est imparfait ou erroné est toujours bienvenu et même rétribué du moment qu'il est honnête et sincère.
C'est en réalisant une telle révolution culturelle, la révolution étant, étymologiquement, le retour à et de l'ancien, que nous pourrons véritablement aider à ce que la langue arabe retrouve son statut de langue internationale. Concrètement, il nous faut chercher la façon la plus adaptée à la mentalité du pays, qui est l'ouverture aux nouveautés, afin de susciter un engouement populaire pour l'arabe comme langue vivante. Cela commande, entre autres, l'encourageant de l'adaptation et la traduction en arabe des locutions et termes étrangers les plus usités au lieu de les prendre tels quels, ainsi que la redécouverte de notre religion authentique loin des lectures surannées, dépassées par l'esprit de notre temps qui ont en altéré l'esprit.
Encore une fois, c'est en agissant sur le mental de tout un chacun, en sollicitant son imaginaire, qu'on fera en sorte que parler l'arabe littéraire ne reviendrait plus à avoir l'allure d'un hurluberlu ou prendre une pose pédante, mais bien plutôt et tout simplement être authentique.
Ainsi et ainsi seulement on réussira à faire coïncider notre pensée intime et notre identité déclarée aujourd'hui en conflit. On cessera alors de jouer à ce qu'on fait actuellement, cet équilibrisme entre ce que nous sommes et ce que nous voulons ou devons être du fait de cet hiatus énorme, ce décalage abyssal, entre notre pensée et son expression langagière.
Le choix est bien clair : on pense en arabe, et alors il nous faut retrouver notre langue et en finir avec notre schizophrénie actuelle ou on continue, comme c'est le cas pour la plupart d'entre nous présentement, de penser en langue étrangère (même si cette langue se veut prétendument nationale, s'abreuvant dans des sources orientales, ancestrales certes, mais manifestement coupées de notre réalité tunisienne actuelle) en cherchant à l'exprimer avec un idiome échappant aux larges masses populaires.
Parler d'arabiser l'enseignement, est-ce raisonnable quand le nôtre relève désormais de l'alphabétisation ? Vouloir traduire les sciences dans l'enseignement supérieur et la recherche, n'est pas ubuesque lorsqu'on sait que nos universités font preuve d'un désert de la pensée ?
Si dans la littérature mondiale le désert des Tartares est célèbre à juste titre, on pourrait demain parler tout autant du désert des Tunisiens pour évoquer cette terre de Tunisie, si riche en tout, aussi bien dans le sous-sol que de par la matière grise de son peuple, et qu'on s'évertue pourtant, politiquement et idéologiquement, d'en faire un pays pauvre, un peuple en minorité éternelle !
Ce n'est pas de Mihrab universel qu'il nous faut parler (c'était l'intitulé du forum), mais de la rue comme écrin pour notre langue si on veut vraiment en faire une langue vivante et de tous les jours, tout en protégeant sa spécificité de langue sacrée.
L'époque n'est plus au pouvoir surplombant, qu'il soit divin ou profane; il est à l'horizontalité; arrêtons donc de nous comporter en paranoïaques ! Dois-je rappeler qu'étymologiquement, être paranoïaque signifie « penser d'en haut, à partir du haut »; ce qui faisait dire à Baudelaire que « Dieu est le plus grand des paranoïaques ».
Il n'est que temps de revenir au peuple en cet âge des foules, lui rendre sa langue, et ce juste en l'aidant à en retrouver lui-même les trésors, d'arrêter par conséquant de penser pour lui, à sa place. Il est grand et bien grand pour le faire tout seul à la veille du troisième anniversaire de sa Révolution.

Publié sur Leaders