La langue arabe entre l'illusion et la réalité *
* Version originale
Un forum mondial de la langue arabe s'est tenu
les 18 et 19 décembre à Tunis, aboutissant à une déclaration — dite de Tunis — appelant
les gouvernements arabes à généraliser l'utilisation de la langue arabe dans
tous les domaines, notamment dans l'administration, l'enseignement et les
manifestations publiques officielles.
Une instrumentalisation idéologique
Organisée à l'initiative de la présidence provisoire
de la République tunisienne, cette manifestation démontre à quel point on
continue à faire des questions sérieuses une supercherie, et ce par
l'instrumentalisation à des visées idéologiques et/ou politiques.
En effet, si personne ne conteste aujourd'hui l'état
lamentable de notre langue, il n'est pas possible de s'entendre ni sur la
nature réelle du problème ni sur les moyens pour y remédier le cas échéant.
C'est que la question est mal posée, l'étant
d'un pur point de vue téléologique, à savoir les retombées politiques espérées
d'une manifestation caressant dans le sens du poil les tenants à l'identité
arabe, et non point le contenu véritable que recouvre l'objet de pareil forum.
Ainsi, si on évoque le statut actuel déclassé de
la langue arabe, c'est pour référer aussitôt à son éminent rang de langue du
Coran. Si on évoque la nécessité de son utilisation et la généralisation de son
emploi, c'est en tant que composante éminente de l'identité arabe musulmane.
Or, pour être réellement efficace, il aurait
fallu insister plutôt sur l'importance de la langue comme véhicule de la pensée,
qui est l'essence de l'être; aussi, parler d'identité tout court, nonobstant sa
caractérisation, un Arabe pouvant être tout autant musulman que chrétien et
juif.
De fait, ce qui plombe les initiatives multiples
tendant à valoriser l'arabe, lui redonner la place qu'il mérite en tant que
langue vivante, de culture et de civilisation, c'est cette ignorance délibérée
de sa place dans l'imaginaire du peuple, de ceux qui la parlent effectivement ou
ne la parlent pas.
Un imaginaire réticent
Dans l'imaginaire populaire, la langue arabe est
une langue non seulement dépassée, mais rétrograde. Parler anglais, français ou
tout autre sabir est plus valorisant pour la plupart de nos jeunes aussitôt
l'enfance dépassée, que de revenir à leurs sources niées ou reniées.
Puis, de quelle langue arabe parle-t-on? Les
parlers vernaculaires de l'océan au golfe ne sont-ils pas tout autant arabes
que la langue littéraire? Est-ce parce qu'elle est celle du Coran qu'elle semble
plus arabe que les patois de Tunisie ou d'ailleurs des pays arabes? Et puis, de
quelle langue du Coran parle-t-on? Serait-ce de la langue épurée de l'antéislam
ou des idiomes étrangers intégrés à l'arabe durant la riche histoire d'une
langue qui fut longtemps mondiale et florissante?
Ce sont là quelques-unes des questions
importantes qui n'ont pas été abordées par les ateliers du forum, au nombre de
quatre, qui se sont comportés comme du temps de la scolastique médiévale,
dissertant en quelque sorte sur le sexe des anges.
On y a parlé d'une énième académie à créer, de l'interdépendance
et du parrainage nécessaire des États arabes, de l'arabisation de
l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique, de la promotion de l'enseignement
de l'arabe aux non arabisants ou de la création d'un portail électronique pour maîtriser
la langue du Coran.
Il ne s'agit pas de mauvaises questions, mais
bien de fausses questions, l'essentiel étant ailleurs. Tout se passe comme si
nous avions affaire à un noble déclassé qui, non seulement tient à ses titres
et à ses origines, mais possède des trésors, ne serait-ce que dans le château
qu'il habite — et encore mieux — qui l'habite de son prestigieux passé. Toutefois,
bien que classé et ayant une valeur historique incomparable et indéniable, ce
château tombe en ruines. Il faut donc d'abord l'entretenir, le restaurer; en
faire même plus qu'un musée qu'on visite, un lieu de vie, de culture de tous
les jours.
Or, si on interroge les peuples arabes, si on
sonde leur imaginaire, cet inconscient collectif qui est derrière leurs actions
et comportements des humains, que représente la langue du Coran pour eux, quotidiennement
?
En réponse indirecte immédiate à cette question,
il nous suffira de dire que le forum s'est tenu en marge de la célébration, le
18 décembre, de la journée mondiale de la langue arabe. Qui s'en est soucié
dans les masses, les seules qui comptent en notre époque?
Aussi, c'est bien sur l'imaginaire des foules
qu'il urge d'agir pour faire retrouver sa place à la langue arabe. L'arabe est
en crise, il est vrai, mais comme je le répète souvent, cette crise n'est que
dans les têtes de ceux qui y pensent. Je veux dire par là que les premiers
concernés, les masses populaires, font avec et la supportent en bricolant leur
vie, en s'y adaptant, en acceptant la crise comme elle est véritablement.
Fondamentalement, une crise est cette évolution
nécessaire d'un état à un autre, douloureuse certes, mais devant finir par
laisser place à une situation forcément renouvelée. La crise n'est que la fièvre
annonciatrice de la défense du corps humain à une attaque, une agression, une réaction
somme toute de santé, paradoxalement. En faire une catastrophe, c'est vouloir
en profiter, pour une raison ou une autre, et cela revient à accélérer la vraie
catastrophe. La sagesse commande donc de la gérer comme un simple signal
d'alarme, et donc d'en relativiser la portée pour considérer ses conséquences;
car en anticiper les effets, c'est avoir les chances les plus sérieuses de
recouvrer la santé.
Une pensée paranoïaque
Voilà ce qu'on ne fait pas quand on s'évertue à
penser d'une manière conformiste, prétendument réaliste et rationaliste quand
elle est déconnectée de la réalité, le réel, la vraie réalité quand elle n'est
point défigurée par le fameux principe réducteur de réalité. C'est ce qu'on
appelle réalisme, et qui n'est que du conformisme logique, ce « politiquement
et idéologiquement » correct d'une pensée unique auxquels aucune époque
finissante n'échappe.
En matière de langue arabe, si l'on veut
vraiment que l'idiome sacré du Coran retrouve sa place éminente dans le monde,
il faut d'abord veiller à ce qu'il retrouve la sienne dans les cœurs. Ainsi
doit-on, tout d'abord, cesser de sacraliser cette langue, car c'est alors l'élever
au-dessus du commun des mortels, alors qu'il faut tout au contraire la
populariser, en faire la chose du public par excellence.
On voit bien à quel point les enfants sont fiers
de pouvoir s’exprimer en arabe littéraire quand ils ont la chance d'y arriver;
il faut que ce sentiment reste le leur tout le temps. Or, nos jeunes et nos
adultes, politiciens, leaders d'opinion et chercheurs, se divisent en deux
groupes : ceux qui pensent que l'arabe est « has been », dépassé par les
sciences et la technologie modernes et ceux qui soutiennent le contraire. De
fait, les deux ont raison, l'arabe étant hors circuit de la science aujourd'hui,
ne relevant que de la science religieuse; mais celle-ci, si elle veut relever
de la science tout court, doit se départir de sa sacralité, se profaniser en
quelque sorte en se sécularisant pour relever enfin de notre temps, notre siècle.
Et cela est tout à fait possible eu égard à la richesse et à la souplesse de la
langue arabe.
En quelque sorte, c'est à du divin profane qu'il
s'agit de s'employer en matière de vulgarisation de langue arabe, tout comme
d'ailleurs pour toutes les affaires relevant de la religion. La meilleure façon
de cimenter au plus profond du cœur une foi, des convictions, c'est d'en faire
la chose de tout le monde.
Comment serait-ce possible? En autorisant tout
un chacun de parler de sa religion et de sa langue en puisant dans le livre
sacré, en y revenant pour l'étudier et le commenter. En islam cela est
parfaitement possible, sinon recommandé, puisqu'il n'est nul intermédiaire
entre Dieu et ses créatures, d'une part, et que l'effort, d'autre part, même
s'il est imparfait ou erroné est toujours bienvenu et même rétribué du moment
qu'il est honnête et sincère.
C'est en réalisant une telle révolution
culturelle, la révolution étant, étymologiquement, le retour à et de l'ancien, que
nous pourrons véritablement aider à ce que la langue arabe retrouve son statut
de langue internationale. Concrètement, il nous faut chercher la façon la plus
adaptée à la mentalité du pays, qui est l'ouverture aux nouveautés, afin de
susciter un engouement populaire pour l'arabe comme langue vivante. Cela
commande, entre autres, l'encourageant de l'adaptation et la traduction en
arabe des locutions et termes étrangers les plus usités au lieu de les prendre
tels quels, ainsi que la redécouverte de notre religion authentique loin des
lectures surannées, dépassées par l'esprit de notre temps qui ont en altéré
l'esprit.
Encore une fois, c'est en agissant sur le mental
de tout un chacun, en sollicitant son imaginaire, qu'on fera en sorte que
parler l'arabe littéraire ne reviendrait plus à avoir l'allure d'un hurluberlu
ou prendre une pose pédante, mais bien plutôt et tout simplement être
authentique.
Ainsi et ainsi seulement on réussira à faire coïncider
notre pensée intime et notre identité déclarée aujourd'hui en conflit. On
cessera alors de jouer à ce qu'on fait actuellement, cet équilibrisme entre ce
que nous sommes et ce que nous voulons ou devons être du fait de cet hiatus énorme,
ce décalage abyssal, entre notre pensée et son expression langagière.
Le choix est bien clair : on pense en arabe, et
alors il nous faut retrouver notre langue et en finir avec notre schizophrénie
actuelle ou on continue, comme c'est le cas pour la plupart d'entre nous présentement,
de penser en langue étrangère (même si cette langue se veut prétendument
nationale, s'abreuvant dans des sources orientales, ancestrales certes, mais
manifestement coupées de notre réalité tunisienne actuelle) en cherchant à
l'exprimer avec un idiome échappant aux larges masses populaires.
Parler d'arabiser l'enseignement, est-ce
raisonnable quand le nôtre relève désormais de l'alphabétisation ? Vouloir
traduire les sciences dans l'enseignement supérieur et la recherche, n'est pas
ubuesque lorsqu'on sait que nos universités font preuve d'un désert de la pensée
?
Si dans la littérature mondiale le désert des
Tartares est célèbre à juste titre, on pourrait demain parler tout autant du désert
des Tunisiens pour évoquer cette terre de Tunisie, si riche en tout, aussi bien
dans le sous-sol que de par la matière grise de son peuple, et qu'on s'évertue pourtant,
politiquement et idéologiquement, d'en faire un pays pauvre, un peuple en
minorité éternelle !
Ce n'est pas de Mihrab universel qu'il nous faut
parler (c'était l'intitulé du forum), mais de la rue comme écrin pour notre
langue si on veut vraiment en faire une langue vivante et de tous les jours,
tout en protégeant sa spécificité de langue sacrée.
L'époque n'est plus au pouvoir surplombant,
qu'il soit divin ou profane; il est à l'horizontalité; arrêtons donc de nous
comporter en paranoïaques ! Dois-je rappeler qu'étymologiquement, être paranoïaque
signifie « penser d'en haut, à partir du haut »; ce qui faisait dire à
Baudelaire que « Dieu est le plus grand des paranoïaques ».
Il n'est que temps de revenir au peuple en cet âge
des foules, lui rendre sa langue, et ce juste en l'aidant à en retrouver lui-même
les trésors, d'arrêter par conséquant de penser pour lui, à sa place. Il est
grand et bien grand pour le faire tout seul à la veille du troisième
anniversaire de sa Révolution.
Publié sur Leaders