Deux ans de Marzouki à Carthage : une présidence Castafiore
Le 12 décembre 2011, le militant Moncef Marzouki entrait à
Carthage, réalisant ce dont il semblait avoir rêvé toute sa vie, en tout cas
depuis avoir remis les pieds en Tunisie après la Révolution du peuple. Il y est
rentré, en effet, avec la détermination de prendre Carthage comme on prendrait
d'assaut le char de l'ennemi en guerre.
En cela, il a moins compté sur son militantisme passé, pourtant
avéré et mondialement reconnu, que sur l'arme de guerre qu'était son parti, le
CPR. Voulu comme une formation prétendument au-dessus des idéologies,
ambitionnant la symbiose nécessaire entre les valeurs de la démocratie moderne
et ceux de l'islam en tant que culture et identité de notre peuple, ce parti
s'est révélé n'être que l'instrument de conquête du pouvoir. Toutes ses valeurs
d'origine, tous ses principes se sont évaporés comme par enchantement dès
l'accession à la tête de l'État de son fondateur devenu son président
d'honneur.
Voici, en ce jour de second anniversaire de l'entrée de l'ancien
militant des droits de l'Homme à Carthage, un aperçu de cette illusion et qui
est, dans le même temps, un rapide bilan aux couleurs de la dernière œuvre de
la présidence.
C'est que le bilan du militant Marzouki est bien de suie au vu des
espoirs raisonnablement suscités à son entrée à Carthage où il ne fit plus rien
pour le service effectif des valeurs qui furent les siennes.
Aussi, son passage à la tête de l'État risque gros demain, à
l'heure des comptes, de laisser peu de traces, sinon d'être qualifié de
présidence Castafiore.
On sait que dans la bande dessinée Tintin du Belge Hergé, le
personnage de la Castafiore est celui d'une cantatrice de renommée
internationale dont la caractéristique majeure est d'avoir une voix puissante
qui fait fuir tous ses amis, son art vocal leur échappant. Tintin, qu'elle
propose de prendre en auto-stop dans l'un des épisodes de ses aventures,
préfère continuer à pied son long chemin que d'avoir à subir sa voix.
Ainsi, réagissent de plus en plus aujourd'hui ceux qui ont fait un
bout de chemin avec Marzouki, préférant continuer sans lui leur militantisme
pour les droits de l'homme. Cela risque aussi d'être le cas pour la Tunisie en
voie de démocratisation. Ils ne se comporteront que comme le fidèle compagnon
de Tintin, le capitaine Haddock, sur lequel la cantatrice a pourtant jeté son
dévolu; il a une particulière aversion pour son type d'air d'opéra; et elle
n'est pour lui que la Castafiole ou la Castapippe.
Cette représentante caricaturale du bel canto, qui aurait été
inspirée par une véritable soprano américaine chantant faux, résume bien les
deux années de présidence de Marzouki faite de convictions fausses, d'annonces
tonitruantes sans contenu réel et d'une agitation politique castratrice pour
les valeurs.
Cela est devenu encore plus évident avec l'initiative malheureuse
du livre noir qui paraît faire définitivement du locataire provisoire de
Carthage, ainsi que l'a dit une ancienne secrétaire d'État en France qualifiant
sa collègue au gouvernement de Castafiore, quelqu'un qui « énerve tout le monde
et (que) le monde fuit ».
Tintin à Carthage
Assurément, c'est par une interjection que répondra demain
l'histoire sur le bilan des deux années du président Marzouki en matière des
droits de l'Homme : tintin !
Effectivement, au grand dam de tous ceux qui comptaient sur lui,
le prenant au mot quand il n'était encore que militant pour les libertés, il ne
fit rien du tout pour ce qu'il présentait comme la cause de sa vie.
Jugeons-en succinctement en points illustratifs avant d'aborder
plus loin quelques péchés capitaux :
a. L'abolition de la peine de mort, une cause supposée éminente pour lui et pour
son parti. Il ne fit rien pour l'insérer dans la Constitution au prétexte que
son partenaire islamiste y opposait un veto définitif. Pourtant, j'ai
personnellement enregistré une évolution certaine de nombre de membres de ce
parti sur la question, envisageant favorablement l'idée que j'ai défendu de
transformer les couloirs de la mort en des ères de spiritualité. C'est que,
dans le même temps qu'une sacrée évolution en termes symboliques de la
démocratie tunisienne, cela permettait des retrouvailles avec l'esprit tolérant
de la vraie spiritualité islamique, faisant entrer la religion en prison pour
la bonne cause.
b. Le conservatisme supposé de la société tunisienne est le pari de M. Marzouki. Tablant dessus, en
faisant un dogme, il a accepté les lubies de son partenaire au prétexte qu'il
avait le poids écrasant pour imposer ses vues. Pourtant, à son entrée à
Carthage, il était censé militer pour une sorte de compromis historique
réunissant les islamistes et les non islamistes dans une union sacrée où la
Tunisie s'enrichit de ses différences, une Tunisie occidentalisée et
francophile, attachée aux valeurs de la modernité, et une autre tournée moins
vers l’Orient, mais se reconnaissant dans la référence à l’islam.
Obnubilé par le conservatisme supposé du pays et se trompant sur
l'aura du parti islamiste, M. Marzouki n'a pas eu de peine de mettre ses
valeurs sous le boisseau. Son erreur à ce niveau est d'avoir mal apprécié
l'attitude de la seconde Tunisie, certes plus nombreuse que la première, mais
pas aussi conservatrice qu'il ne le croit. De fait, son attachement à l'islam
est plus culturel que cultuel, et s'il semble aux couleurs intégristes, ce
n'est que dans son apparence officielle,
car l'islam populaire reste foncièrement tolérant quand il n'est pas
instrumentalisé par les activistes idéologiques.
c. L'alignement sur les vues de Nahdha qui n'était pourtant qu'un colosse aux pieds
d'argile, tirant sa force de la faiblesse de ses partenaires. Outre la peine de
mort, il n'eut aucune difficulté pour imposer ses vues économiques libérales,
Moncef Marzouki s'affichant pourtant pour une réforme agraire ou la révision du
système fiscal. Or, même sur ces questions, le président a fait profil bas,
conseillant même à ses députés les plus actifs à l'Assemblée nationale de ne
pas être trop radicau x dans l'exigence de l'audit de la dette refusé par ses
partenaires, notamment par Nahdha a la vision économique ultralibérale.
d. Le maintien des lois liberticides de l'ancien régime. À défaut de mettre en œuvre son programme
socio-économique volontiers interventionniste et régulateur, Monsieur Marzouki
aurait pu influer encore plus sur les excès de l'idéologie de Nahdha en mettant
concrètement en avant les fondements universalistes et démocratiques de son
parti, ses valeurs d'origine reniées une fois au pouvoir. Ayant capitulé sur ce
qui constituait l'essentiel de son programme économique et social, il va
surenchérir en s'adaptant à la vision liberticide de Nahdha qui s'est coulée le
plus naturellement du monde dans le moule de l'ancienne dictature, usant de son
arsenal juridique pour réaliser son rêve d'un tour de vis moral et idéologique pour
le pays.
Le président est nu
À Carthage, le président a sans conteste mué, passant du militant
des droits de l'Homme en ce scribe d'une tour d'ivoire s'autocélébrant. Après
avoir raconté son rôle dans ce qu'il appelle l'invention d’une démocratie en
Tunisie, il a mis ses pas dans ceux de son prédécesseur en veillant à la
publication par ses services d'un ouvrage ayant la fausse ambition d'assainir
la situation dans le domaine de l'information en lieu et place des autorités
dont c'est le rôle et l'obligation en démocratie.
Parlons plutôt de l'ouvrage précédent pour démontrer à quel point
notre président était comme l'empereur du conte d'Andersen, à ceci près que
dès, le départ, il n'était même pas question de costume neuf, mais de guenilles
tellement usées que le président ne pouvait se doutait d'être à poil. Était-ce de
sa part un risque calculé ou une surprenante option pour le naturisme, comme
synonyme de dénuement en une époque où la confusion des valeurs fait prendre
les vessies pour des lanternes?
1. Une démocratie ne s'invente pas, elle s'épiphanise. C'est ce qu'a oublié le président Marzouki en rejetant
son passé. La démocratie est le peuple souverain, et si la souveraineté peut
apparaître et disparaître selon les contingences, le peuple lui est toujours
là. Or, c'est ce que ne se remémorent plus les dictateurs. Pourtant, en sa
qualité de combattant des libertés, patriote qui plus est, M. Marzouki
pouvait-il oublier la qualité immarcescible des masses, d'autant que personne
aujourd'hui ne doute plus que l'on soit dans l'ère des foules?
Dans son livre, il parle de sa détermination à participer à
l'invention d'une démocratie du XXIe siècle, or, on ne peut que participer à
l'avènement de cette démocratie et non à son invention, car la démocratie est
déjà présente de par l'esprit de contestation propre à nos sociétés arabes, et
la nôtre bien plus particulièrement. Ce qui manque, c'est juste les mécanismes
pour donner une réalité à cet esprit. Et à choisir entre un mécanisme formel
vidé de tout esprit concret et un esprit sans instruments pour l'incarner,
c'est l'esprit qu'on doit préférer, car il est plus facile de créer un
instrument que l'esprit pour l'animer, son moteur véritable.
2. Une distance avec la réalité, pour ne pas dire déphasage avec la vérité,
apparaît quand le président parle d'urgence éthique de la démocratie tout
autant que technique. Or, sous les deux années qui viennent de passer, on n'a
eu ni l'une ni l'autre; et encore moins cette esthétique consubstantielle
aujourd'hui à l'éthique.
Parlant d'ailleurs de son quotidien, il avoue être coupé du peuple
puisqu'il ne peut se déplacer sans une cohorte de policiers à ses basques.
Jusqu'à quand se complaire dans cette mentalité voulant que le personnage
politique ait besoin nécessairement de protection? Pourquoi cette hantise? S'il
n'a rien à se reprocher, le politicien a-t-il raison d'avoir peur d'un peuple
qu'il est censé incarner? Ne faut-il pas commencer à ce niveau : ne faire la politique,
ne viser les postes de responsabilité, que si l'on n'a pas peur; et donc ne
demander aucune protection, car la moindre des protections est à la fois une
séparation du peuple et une agression indirecte contre ce peuple.
Le miracle qui a été à l'origine de la révolution tunisienne, et
M. Marzouki dit bien n'arriver pas à se l'expliquer, n'en est pas un, au vrai.
Le premier maffesolien (j'ai en vain conseillé que le pape de la postmodernité
soit invité à exposer à Carthage) sait que l'ordre ancien, quand il est saturé,
n'existe plus, même si l'ordre appelé à le remplacer est encore à venir. La
période d'intervalle est un désordre au sens d'ordres multiples se tenant plus
ou moins comme des piliers qui se soutiennent juste en étant appuyés les uns
sur les autres, susceptibles donc de tomber à tout moment, à la moindre rupture
de l'équilibre instable.
Quand on souhaite un destin véritablement national, on se doit de
réussir une meilleure identification avec le peuple. Pourtant, M. Marzouki a
bien vu, aux premières heures de la révolution, que les plus jeunes qui sont la
majorité de ce peuple ne l'avaient pas reconnu lors de son escapade en voiture
sur les routes de Tunisie; mieux, ils n'ont eu aucun égard particulier pour lui,
alors qu'il s'attendait à être porté en triomphe.
3. Le militant n'accompagne une évolution, mais influe sur son
cours, non pas pour maîtriser sa
dynamique, mais pour l'orienter. Or, M. Marzouki dit dans l'introduction du
livre avoir eu pour tâche d'accompagner l'évolution en cours en Tunisie sans
grande prétention sur sa capacité à maîtriser cette dynamique extraordinaire.
C'est là une preuve d'humilité, certes, mais qui n'est pas à sa place, car ne
convenant ni à son ancien parcours ni surtout au nouveau.
D'autant plus que c'est bien ce qu'affiche son grand partenaire
comme ambition. Il aurait donc dû afficher et défendre ses convictions et les
causes pour lesquelles il dit avoir voué sa vie, car elles étaient justement
menacées par ce partenaire. C'est ce qu'il a d'ailleurs reconnu en avouant dans
son livre sa terreur d'avoir le sentiment « que les mécanismes qui se mettent
en place aujourd'hui portent en eux une force » qui vous dépasse.
On l'a vu avec l'épisode de notre hôte libyen. Ce fut d'ailleurs
le moment où il aurait fallu démissionner; ce qu'il avoue avoir envisagé avant
d'en abandonner l'idée. Or, il ne fallait pas, car Nahdha a su alors avoir la
carte blanche pour continuer de phagocyter le modèle démocratique agissant
comme une araignée tissant lentement sa toile devant finir par étouffer les
libertés au pays.
4. Le conformisme logique a été la loi d'airain de la politique sous les deux années
passées. Que ce soit sur Jabeur Majeri, Amina ou Weld 15, pour ne citer que les
cas les plus célèbres, sans parler des exactions et des tortures reprenant de
plus belle dans les commissariats et les prisons, outre l'usage disproportionné
de la violence par les forces de l'ordre, Marzouki n'a jamais dit mot, donnant
l'impression d'être sur une autre planète, alors qu'il est au cœur des événements.
Le palais de Carthage devenait ainsi une tour d'ivoire comme si la cause des
libertés et des droits de l'Homme n'était pas son affaire. Il semblait avoir
une règle d'or, celle de se conformer aux desiderata de son grand partenaire.
Que ne pas faire pour continuer à jouir des délices du pouvoir?
Expliquant la longévité des dictatures arabes, Marzouki cite dans
son livre à juste titre certains facteurs externes, évoquant l'instrumentalisation
par elles de la cause palestinienne. C'est de bonne guerre de le rappeler, mais
qu'a-t-il fait durant deux ans pour se distinguer sur ce chapitre du
conformisme dogmatique de son partenaire, et chercher à imposer un discours
honnête et sérieux sur cette question? Bourguiba l'avait fait depuis si
longtemps, pourtant ! Le président provisoire, en tant que détenteur de
responsabilités éminentes en diplomatie, n'a pas osé rompre avec une ineptie
que nous continuons à rencontrer chez nombre de nos dirigeants politiques,
allant jusqu'à proposer de la constitutionnaliser sans que Carthage ne réagisse
!
Dans ce livre. M. Marzouki cite Marc Klein dont l'expérience comme
juif l'a le plus influencé après celle de son père. Son admiration pour cet
homme n'aurait-elle pas pu être en mesure de l'aider à aller contre le courant
de conformisme logique dominant la scène politique actuelle en Tunisie?
N'était-il pas dans ses capacités d'innover en matière de politique étrangère
arabe en ce début de siècle où l'on voit une reviviscence d'antisémitisme, non
seulement en son sens faussé de racisme anti-juif, mais aussi de racisme
anti-arabe, les juifs et les Arabes étant tous sémites?
5. Une diplomatie sans sens ni âme est la marque de fabrique de la Tunisie aujourd'hui.
Et le président, qui a des compétences avérées en la matière, y est pour
quelque chose. Malgré cela, il ne manque pas de dire avoir osé, par le passé,
paraître faire du donquichottisme quand il s'agissait de pédagogie
démocratique. Où est donc ce courage d'oser aller au-delà de l'utopie en
matière de politique extérieure, l'anomique d'aujourd'hui étant le canonique de
demain? Ni lui ni ses conseillers n'osent faire ni du donquichottisme ni
l'accepter. Ainsi ai-je été pris de haut quand j'ai exposé mes idées à Carthage
même sur un espace méditerranéen (et/ou francophone) de démocratie et
l'inéluctabilité du passage à une libre circulation entre la Tunisie et
l'Europe sous visa biométrique de circulation. Je tairais leur hilarité quant à
mon idée, partagée pourtant par nombre de gens sensés, européens qui plus est,
de l'adhésion de la Tunisie à l'Union européenne comme option de stabilisation
de la transition démocratique en notre pays. Cela ne les empêche pas de parler,
mais dans le vide, de la nécessité de construire une Méditerranée démocratique;
que disent-ils de concret pour cela, au vrai?
6. L'islam politique vrai n'est pas celui de Nahdha auquel M. Marzouki s'est finalement identifié
alors qu'il prétendait militer pour un islam de gouvernement qui relève le défi
démocratique. Car cela ne se fait pas avec un double langage, mais par des
actes et des initiatives. Qu'a fait donc Nahdha sinon batailler pour un islam
obscurantiste quitte à céder sous la pression de la société civile sur des
détails, lâchant juste du lest pour rester au pouvoir où elle continue d'agir
pour s'implanter durablement et rétablir un régime autoritaire?
M. Marzouki, en tant que médecin qui fait des diagnostics et des
pronostics, devait savoir que c'est par élimination souvent que l'on finit par
poser le diagnostic. Pourquoi n'a-t-il pas procédé de la sorte avec son
partenaire qu'il continue à présenter comme modéré et qui est loin de l'être,
sinon en tant que façon de trompe-l'œil, ses actes et ses comportements
prouvant qu'il agit en douce pour un islam obscurantiste?
A-t-il reconnu les différences dans le domaine des mœurs? A-t-il
abandonné l'antédiluvien crime de blasphème et d'atteinte au sacré? A-t-il osé
criminaliser tout anathème pour athéisme? A-t-il reconnu le droit à l'apostasie
en islam?
Malgré cela, le président a toujours volé au secours de ce parti
dogmatique, le sauvant même de l'implosion lors de la grosse secousse éprouvée
à la suite de l'assassinat du
militant Belaid et la courageuse initiative de M. Jebali.
On suit difficilement M. Marzouki quand il parle du défi
démocratique de l'islam politique tel que l'a incarné la troïka. A-t-on abrogé
les lois liberticides ? Non ! A-t-on arrêté d'y recourir en s'abstenant de
poursuivre des innocents pour avoir exercé librement leur droit à l'expression
ou pour avoir assumé leurs mœurs ou affiché leurs préférences éthiques et
morales différentes de l'ordre moral Qu'on veut imposer de force au pays? Que
nenni ! Et du droit à l'impertinence, consubstantiel à la démocratie qui se
respecte? Point !
Tout cela prend du temps, certes; mais qu'a fait pendant deux ans
le militant des droits de l'Homme pour que les choses aillent dans le bon sens?
Il a gardé le silence, ou a même fait de la surenchère, tandis que son gros
partenaire continuait à laisser s'afficher et même à soutenir les idées
extrémistes et les manifestations rétrogrades d'un islam obscurantiste. Et il
ose dire que le salafisme est un phénomène périphérique quand il a été central
dans la stratégie d'un partenaire qu'il a ménagé et soutenu sans aucune
certitude de retour.
Un tel alignement sur les positions des plus extrémistes de Nahdha
ne relèverait-il pas de l'envoûtement? Notre président n'aurait-il pas été envoûté
par le gourou de Nahdha? Après tout, le prophète en a bien été victime;
pourquoi pas un simple mortel?
7. Le risque de la dictature est à combattre, mais n'autorise pas le manichéisme. La
dictature en Tunisie a toujours été soit éclairée, sous Bourguiba, soit
veillant à garder le sourire ou à respecter un minimum de formes, à conserver
une façade démocratique. C'est que notre position géostratégique et l'ouverture
du pays à l'altérité, aussi bien sociale et humaine qu'économique, imposent à
ses gouvernants certaines contraintes indépassables permettant qu'il y ait un
minimum de souffle, une liberté interstitielle. Aussi, quand on parle de retour
de la dictature en notre pays, elle se fera bien évidemment avec les formes et
les précautions nécessaires. Toutefois, même cela ne pourra plus marcher dans
un pays dont le peuple ne veut plus d'autoritarisme; car la peur ne l'habite
plus, ou du moins ne l'habite plus tout seul; elle est aussi dans le camp de
ceux qui veulent le diriger.
Aussi, c'est instrumentaliser une mythique peur du retour de la
dictature que de se comporter en dogmatique et manichéen pour soi-disant s'y
opposer.
Comment prétendre contrecarrer le retour de la dictature quand
notre partenaire au pouvoir fait tout pour confisquer à son seul avantage les
acquis de la révolution, plaçant ses partisans partout et profitant de
l'arsenal juridique liberticide de la dictature déchue maintenu en l'état?
Comme un combattant pour les libertés peut-il accepter cela et se taire?
Comment ose-t-il défendre un tel partenaire dont les menées antidémocratiques
sont plus qu'évidentes?
En la matière, M. Marzouki semble avoir une théorie propre à lui des
trois dictatures, semblable à celle des trois Occidents. Avec celle-ci, on peut
continuer à ramener nos problèmes sur autrui. Avec l'autre, on rejette la
dictature sur les autres.
Le rêve et la folie
Avec ce tour d'horizon minimaliste dans la pensée de notre
président provisoire, force est de constater qu'en le lisant, on ne peut que
craindre qu'il n'ait fait que croire durant ses deux années passées à Carthage,
que les rêves d'aujourd'hui seront toujours des rêves, mais qu'il vaut mieux
les vivre pour ne pas voir les cauchemars qu'ils sont en fait !
Je suis d'autant aise à le dire que j'ai été au plus près de lui, le
prenant au mot en adhérant, pour moins d'une année, à son parti en ayant
précisé que j'y venais pour ses valeurs d'origine. Ces valeurs n'y sont plus,
et l'intuition originelle était une illusion.
D'ailleurs, tout au long de cette adhésion, j'ai toujours cherché
un contact direct avec le militant que j'admirais ou avec ses collaborateurs;
mais en vain; car d'un côté, je n'avais pas un nom et ils relevaient de
l'esprit du mercato; d'autre part, mon franc-parler et mon rappel constant aux
valeurs d'origine oubliées ne plaisaient pas. Pourtant, Marzouki se disait être
un président citoyen, recevant tous ceux qui le lui demandaient. L'ayant fait
aussi bien avant qu'après mon court passage par son parti, je sais qu'il
s'agissait d'une autre illusion de ce tissu dont il a fait son superbe habit
royal invisible.
En notre culture arabe, nous sommes d'ailleurs familiers avec une
notion qui s'est imposée en sociologie contemporaine, puisque les contes des
Mille et une Nuits parlent souvent de ces voyages initiatiques entrepris sans
objectif, sinon de voguer vers une île imaginaire, des horizons nouveaux, mais
finissant par faire accoster sur une terre enchanteresse, la légendaire
Serendip, qui n'est que l'ancien nom du Ceylan actuel. C'est ce qu'on nomme
aujourd'hui serendipity, pour désigner l'esprit de la méthode postmoderne se
voulant moins rationaliste que de raison — une raison qui est d'abord sensible
— et moins dogmatique que dogmatiquement rétif à tout dogme, étant ouvert à
tout, y compris à l'irrationnel ce non-rationnel qui ne peut qu'être, tôt ou
tard, rationnel autrement. C'est que l'erreur d'ici est la vérité d'ailleurs et
l'anomie d'aujourd'hui est le canon à venir.
Ceci pour dire que la crise que vit la Tunisie a du bon, étant ce
jugement (et c'est son sens oublié aussi) porté sur les uns et les autres en un
pays en plein réveil à son être, l'entièreté de cet être, pour l'élaboration du
nouveau paradigme devant remplacer celui ayant eu cours en un passé dépassé
révolu.
N'ayant pas fait attention à cette réalité, le président Marzouki
a apporté la preuve, deux ans durant, qu'il s'était coupé de la jeunesse de ce
peuple qui ne l'a plus reconnu. Or, c'est la jeunesse, puisque c'est le peuple,
qui est la maîtresse véritable du pays, son roi clandestin. La harceler,
l'embastiller, c'est mettre tout le peuple en prison. Et cela ne saurait durer,
le règne de tout tyran n'ayant que la durée d'un songe.
En ce jour anniversaire, M. Marzouki, mais aussi tout ancien
véritable militant comme il l'a été, devrait méditer ce qui précède et ce que
je vais expliciter maintenant. Il doit surtout se poser une question inévitable.
Dans une vie forcément éphémère, ne valant que par la trace qu'elle laisse, où
l'on n'existe que par et pour autrui, que vaut-il mieux : réaliser un rêve fou
ou être fou pour vivre ce rêve réalisé?
Le peuple est le roi clandestin
On sait qu'au plus près de l'étymologie, la révolution (revolvere)
est un retour à l'origine. Elle
est donc la révélation de ce qui est permanent, durable, originel. Pour le
peuple, c'est son génie, cette essence qui fait l'identité véritable du pays
auquel il appartient (l'un s'apparentant à l'autre, en fait) par-delà les
vicissitudes du temps, et surtout des hommes qui sont nécessairement
imparfaits. Pour ceux des hommes qui prétendent inscrire leur destinée dans
celle de leur peuple et de leur pays, c'est la révélation de leurs ressorts intimes,
ce qui se cache derrière la tactique et la stratégie.
En révolution, le roi est pour le moins nu, quand il ne passe pas
de vie à trépas. On oublie souvent que le vrai roi du temps postmoderne est
invisible; car c'est la marque du temps, sinon son empreinte majeure; et elle
est exprimée par l'homme sans qualités, l'enfant du peuple, le quidam de la
rue, le tout-venant; bref, ces masses qui font bouger l'histoire, et qui sont
les révolutionnaires pour de vrai.
J'ai parlé plus haut de nos
célèbres contes, cette source éternelle d'inspiration, représentative de la
sagesse populaire orientale. Ils ne sont pas peu diserts sur la figure du
monarque abandonnant tout pour revenir au milieu de son peuple, y retrouver son
âme perdue par le pouvoir.
Par ailleurs, c'est le
propre des moments de crise, qui est synonyme de jugement, de révéler aussi la
vérité profonde des choses. On imagine à quel point de véracité atteint la mise
à nu des vérités en un moment comme celui que nous vivons, réunissant tout à la
fois les caractéristiques de la révolution et de la crise tout en se situant à
l'orée d'une époque nouvelle, celle de la postmodernité.
Or, comme son étymologie le précise, une époque est une
parenthèse; et le propre d'une parenthèse est de se fermer une fois ouverte.
L'époque postmoderne venant de s'ouvrir, cela suppose forcément que la
parenthèse de l'époque moderne qui l'a précédée soit fermée. C'est ce qu'on
s'obstine à se refuser de faire en continuant à reproduire les valeurs
dépassées de cette modernité qui fut grandiose à plus d'un titre, mais qui
n'est plus de mise, n'étant désormais qu'une momie.
De plus, chaque époque a une figure qui lui sert de modèle, de
manière d’être dans la vie sociale ; c'est ce que Durkheim appelle une
« figure emblématique ». Jusqu'à hier, c'était celle de l'adulte, ce
fut la figure emblématique de l'époque moderne : sérieux, moralisateur et même
machiste. Aujourd'hui, en postmodernité, c'est le jeune, effronté de
préférence, adolescent à la découverte des sens, jeune pas encore arrivé, pas
encore établi, nomade et souvent en révolte; bref, ce qu'on a appelé l'enfant
éternel, un peu à l'image paroxystique du « zoufri » de nos villes. Cet enfant
éternel est repérable dans les masses, ces tribus modernes qui recréent, même à
l'excès, par la violence aussi, les solidarités anciennes autour d'affections
communautaires, des communions électives.
En postmodernité, on n'est plus assigné à résidence comme avant,
dans une identité unique et affichée; aujourd'hui, on est souvent ailleurs qu'à
l'endroit ou l'on est censé être; ainsi que l'avait déjà vu Rimbaud « Je est un
autre ». On vit plusieurs vies en une seule, et dans cette profusion de vies,
cette soif d'exister ici et maintenant puise sa force dans une recherche
effrénée des racines, un retour non pas au passé, mais à ce qui fut premier,
originel — ce qui est le vrai sens de l'archaïque. Certes, on l'a cru dépassé
avec la mythologie moderne progressiste, mais il revient, le progressisme vrai
n'étant qu'une progressivité qui va dans tous les sens. Le temps scientifique n'est-il
pas bien loin d'être une durée linéaire; plutôt une collection d'instants, un
temps cyclique, spiralesque, le cercle nietzschéen ou ce retour du même,
toujours renouvelé?
Il nous faut trouver une nouvelle perspective pour scruter notre
pays en pleine mutation postmoderne. Il ne suffit plus de l'identifier à un
projet éculé, n'y voir qu'une simple identité unique et figée, mais y relever
ses masques divers, ses identifications multiples qui sont en train d'évoluer,
dans une sorte de mise au point photographique, vers un donné où l'apparence
n'est plus tout juste apparente, étant enracinée, un enracinement dynamique.
Pour paraphraser Nietzsche, ce n’est pas en faisant « de la
poussière et du bruit que l’on est le carrosse de l’histoire »; c’est en se
basant sur une pensée solide, dans le silence de l’incubation du vrai
chercheur, ou encore mieux au milieu de son peuple, que l’on peut être à même
d’entendre, en sa réalité, le bruit de fond de notre pays.
Et le bruit de fond de la Tunisie, la revendication première de
ses masses, ces enfants éternels turbulents, ce roi qui n'est plus si
clandestin, cherchant tout simplement à reprendre son pouvoir pour ramener la
vie ayant déserté les palais du pays, c'est une exigence de dignité. Et
celle-ci est d'abord d'avoir les moyens de vivre correctement et de mener une
vie de libertés, une existence libre quitte à être libertaire.
Comme on sait la différence, depuis Gandhi, entre la force et la
violence, on ne peut ignorer, aujourd'hui, celle entre le pouvoir institué, qui
n'a plus l'aura d'antan, et la puissance sociétale, le seul pouvoir instituant
désormais.
Pour terminer ce propos de circonstance avec le classique cadeau
d'anniversaire, offrons à notre président provisoire ces vers paraphrasés de la
Sagesse de Verlaine en rappelant qu'il s'agissait d'une poésie de remords, un
regard se voulant lucide d'un homme conscient de ses faiblesses, confessant une
âme qui oscille entre vertu et péché :
Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Sans cesse s'agitant,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De tes valeurs d'antan?