De l'ânerie d'un dialogue de sourds
On continue inconsidérément de nous annoncer la reprise
incessamment du dialogue national, ces palabres sans fin, véritable dialogue de
sourds qui, pour faire allusion à la célèbre bévue de l'un de ses parrains,
relèverait presque du braiment d'âne. À moins que ce ne soit du bêlement, une
partie de plus en plus fournie de notre classe politique s'y adonnant
volontiers, s'y complaisant même dans l'auguste Assemblée parlementaire. Or,
chez un peuple qui a l'oreille fine du mélomane, il n'est pas donné au premier
venu de se prendre pour un chanteur de charme quand, depuis bien longtemps, le
charme est déjà rompu, que la musique a pris la cadence d'une marche
militaire.
Les nouveaux bien-pensants tunisiens
Le comble est que certains de nos politiciens, dans leur désir de
faire accroire être le mouton à cinq pattes de la Tunisie, se prennent
volontiers pour les bien-pensants de la politique. Pourtant, dans le même
temps, ils font fi des deux premières conditions de la pensée vraie, la
lucidité et la capacité de voir la Tunisie et son peuple tels qu'ils sont et
non tels qu'ils doivent être, tels qu'on les voudrait être. Aussi, les uns les
couchent dans un lit de Procuste d'une morale rigoriste, et les autres dans le
même lit, mais d'une économie libérale. En cela, les uns et les autres ne font
que balancer d'une pensée infructueuse à une autre, de la pensée magique propre
aux petits enfants, confondant
l’univers subjectif et l’univers objectif, à la pensée unique, saturée des poncifs dominants. Ainsi tournent-ils le dos à la libre-pensée qu'appelle
l'esprit de la Révolution et du temps, libérée de toute sujétion religieuse et
de toute influence dogmatique. Pourtant, nos bien-pensants pouvaient, au pire, s'adonner tout simplement à la pensée de derrière la tête, ces bonnes idées, projets originaux restés discrets et tus,
car émaillant la sagesse populaire. Or, pareille sagesse qui retrouve toute sa vigueur et pertinence en
postmodernité.
Rappelons ici que le théoricien le plus en vue en la matière,
Michel Maffesoli, a jugé, dans une interview publiée sur Leaders, que la
Tunisie était une illustration basique de notre époque postmoderne, fondatrice
d'un paradigme nouveau. Or, le sociologue français publie le 16 janvier un
nouvel ouvrage, coécrit avec sa femme, qu'il intitule les Nouveaux
bien-pensants que la couverture illustre comme étant un troupeau de moutons.
Et c'est le cas de notre élite politique qui, prenant le peuple
pour un troupeau d'ovins, ne fait qu'illustrer de la plus belle façon que c'est
bien son propre état, puisqu'elle fait d'abord partie de ce peuple, et en plus
elle prétend le représenter. S'il est composé de moutons (de Gaulle assimilait
ses compatriotes à des veaux), notre élite ne peut forcément qu'être la
quintessence de nos mammifères ruminants. À cette différence qu'elle rumine en politique la vengeance
et les sentiments de haine, contrairement à un peuple pacifique dans sa
globalité, au point que l'on a toujours cherché d'en profiter, qui pour lui
enlever sa toison épaisse et frisée, qui pour le châtrer et en faire de la
boucherie.
Une déconnexion avérée des réalités
Pour revenir à nos moutons, empressons-nous de dire que si nous
avons rappelé ci-dessus le lapsus fameux de l'un des parrains du dialogue
national, ce n'est que pour dire qu'il est bien une raison inconsciente qui
explique pourquoi la langue de Maître Mahfoudh a fourché de la sorte. Car
venant d'un avocat, bâtonnier de l'ordre qui plus est, donc rompu à l'art du
prétoire et a l'éloquence certaine, cela ne pouvait que mettre encore plus en
évidence cette éminente raison profonde indiquant à quel point l'inconscient
latent parlait en lui, l'imaginaire qui est l'arrière-plan inévitable de toutes
nos actions et pensées. Ce qui ne veut rien dire d'autre sinon que l'intéressé
démontrait ainsi ne pas croire à l'intérêt du dialogue réduit à la condition
d'âne, reflétant la pensée profonde qui devait être aussi celle du trio de
parrainage.
Les partis participant à cette manifestation, surtout ceux qui ont
choisi de ne pas y être présents, s'en sont pris à cœur joie pour railler une
ânerie de dialogue auquel ils n'ont jamais cru. L'évidence était qu'il ne
servait à leurs yeux qu'à faire gagner du temps aux uns, les autorités en place
en l'occurrence, et occulter l'échec de les en déloger sans trop d'encombres
pour les autres, les partis de l'opposition.
Du coup, au-delà de l'anecdote, cette façon superficielle de voir
les choses montre à quel point nos élites continuent d'avoir une vision injuste
et déconnectée des réalités de notre pays. Ils dénigrent ainsi le meilleur
compagnon dans leur vie quotidienne de nos humbles compatriotes, la bourrique
étant, sinon une arme majeure de promotion sociale, du moins un luxe ou un
moyen sérieux de réduction des avanies de la misère. Raillant le baudet, nos
politiques oublient ainsi qu'il est, dans la Tunisie profonde, une chance
sérieuse de vivre mieux sinon de survivre dans un pays où même la peau d'âne ne
protège plus les plus jeunes de l'horreur, d'aucuns s'offrant en holocauste
quand les excès de la minorité privilégiée de ce pays en viennent à leur donner
le coup de l'âne.
Disant cela, nous livrons bien évidemment en un raccourci le minimum
de cette déconnexion qui peut être élargie, sans exagération aucune, à tous les
aspects de la réalité sociale et politique de notre pays.
Un dogmatisme banalisé
À la veille d'une reprise toujours annoncée imminente de ce
dialogue de sourds et toujours repoussée, moins par réalisme que par manque de volonté
sérieuse des protagonistes, il est fort probable que l'on n'échappera pas à
l'échec annoncé et souhaité par certains, l'âne national ne se révélant pas cet
âne étalon en mesure de donner naissance au consensus tant souhaité et en tout
cas inévitable. Or, eu égard à la situation du pays et aux attentes d'un peuple
où la colère gronde de plus en plus, accepter de se laisser aller encore, pour
la pure forme, à la vaine palabre ne serait que la meilleure façon de brider
l'âne par la queue, commettre la maladresse qu'il ne faut surtout pas se
permettre aujourd'hui et qui précipitera le pays dans la guerre civile ou
presque, en tout cas en des lendemains qui déchanteront pour tout le monde.
C'est qu'il ne suffit pas, aux uns et aux autres, au pouvoir comme
dans l'opposition, de crier leur attachement à la démocratie tel un âne; il
leur faut le concrétiser, et ce moins par des cris finissant en pollution
sonore comme un braiment incessant, mais en agissant avec vigueur et justesse.
Il est clair qu'existent dans les rangs des partis au pouvoir et
dans ceux de l'opposition des démocrates de façade, vindicatifs et belliqueux
dans leur attachement à leurs dogmatismes, laïques ou profanes, jusqu'à la
méchanceté d'un âne rouge.
Tablant sur une banalisation rampante du mal, ils entendent
restaurer l'autorité d'un État délité en agissant sur ses ressorts répressifs
et en cadenassant ses rouages au nom de la lutte contre un terrorisme menaçant,
oubliant que le premier terrorisme est la massification du dogmatisme.
Têtus comme un âne, ils n'arrivent pas à comprendre que le peuple
ne veut plus de dictature, quelle que soit sa couleur, et que l'autoritarisme
de papa ne réussira plus à se restaurer dans une société juvénile, réveillée
qui plus est à sa puissance instituante.
Que faire?
Il urge de répondre à cette faim d'un monde nouveau, devenue
irrépressible à la suite à la fin de l'ancien, et satisfaire les attentes des
masses plus que jamais conscientes de leur puissance et de la vertu fondatrice
de leur violence. Et ne l'oublions pas, la postmodernité est par excellence
l'âge des foules aux sens débridés, aux communions émotionnelles. Que
pourrait-on faire donc pour sortir sans trop d'encombres des décombres d'un
monde fini alors que le nouveau est encore en gestation ?
D'abord, se demander ce qu'on pourrait attendre du prétendu
dialogue national actuel, qui n'est qu'un véritable leurre. Et convenir que
rien de bon ou de durable ne saurait en sortir, car il ne sert à rien de
vouloir faire boire un âne qui n'a pas soif.
Or, l'équipe au pouvoir n'a pas soif de démocratie du fait de
l'appétit insatiable de sa partie la plus intransigeante de dominer et
d'imposer ses propres vues au pays. Pareillement, l'opposition dans sa quête du
pouvoir est bien plus animée par l'esprit de revanche qu'elle reproche
justement à ses adversaires qu'à une réelle volonté de consensus. Et elle reste
obnubilée par l'ordre et le prestige de l'État, quitte à revenir à un système
autoritaire.
Pourtant, on n'a pas arrêté à juste titre de parler de la
nécessité du consensus. Comment y parvenir? Il nous faut aux uns et aux autres
arrêter de nous adonner à de mauvais jeux, dont les règles sont pipées à
l'avance. Les uns en calquant leur islam sur des dogmes obsolètes importés de
l'étranger et qui n'ont aucune chance de perdurer en Tunisie; et les autres en
refusant au fait religieux la place qu'il a dans les cœurs des Tunisiens en
tant que fondement identitaire.
Certes, notre terre est fertile, mais n'y poussent que les plantes
vénérables comme notre auguste olivier. Sur le plan politique et idéologique,
ce sont les valeurs humanistes et spirituelles qui y sont le terreau idoine,
pour peu que l'on s'entende sur la nature de ses valeurs et leur nécessaire universalité.
C'est que ni un islam intégriste ni un occidentalisme formel,
reniant la veine spiritualiste, ne sauraient prospérer en Tunisie. Seule une
spiritualité postmoderne, soit une pensée technologique éclairée par le
meilleur de la tradition populaire des humains, peut y naître et croire. Cela
revient à dire que l'islam tunisien sera postmoderne ou il ne sera pas. Nous y
reviendrons plus loin. Demandons-nous, dans l'immédiat, comment et dans quel
cadre démocratique y arriver?
Concrètement, il nous faut arrêter les palabres inutiles; c'est d'une
bonne foi — politique comme religieuse — dont on doit faire montre sans plus
tarder.
Il est clair que la question est moins de s'entendre sur une
personnalité intègre et digne de confiance pour présider le futur gouvernement,
mais sur sa mission. Celle-ci doit-elle être seulement de présider une équipe
chargée de faire de la figuration dans l'attente des élections, ou ayant la
mission expresse de nettoyer d'abord les rouages de l'État de tous ceux,
anciens ou placés par la troïka, qui agissent pour des intérêts partisans et
qui relèvent de tous les bords?
Ce n'est que par la suite seulement qu'un gouvernement voulu
technicien veillera à l'organisation des élections devant et pouvant alors être
libres. Or, et c'est trop évident, c'est sur cette mission que l'accord est
introuvable, puisqu'il ne sert à rien d'organiser des élections dans la
situation présente de contrôle de tous les points névralgiques de l'État par une
obédience; elles seront immanquablement falsifiées.
Une nécessaire révolution mentale
Pour qui observe le pays en ses profondeurs psychologiques et
sociologiques, l'évidence saute aux yeux qu'on ne pourra plus imposer au peuple
tunisien un régime ignorant ses libertés et son besoin irrépressible de vivre.
Et peu importe que cela soit au nom de la religion, du prestige de l'État ou de
la prééminence d'un marché mondial contrôlé par les gourous multinationaux de
la finance.
Aujourd'hui, la crise en Tunisie est surtout dans les têtes,
l'impasse étant d'abord mentale. La confiance est absente et la peur commande
les actes.
En ayant abusé, les gens du pouvoir craignent que s'ils le
quittent, ils risquent gros à tous les niveaux; aussi usent-ils d'une
légitimité usée comme de la fameuse chemise du troisième calife de l'islam
Othman Ibn Affen. Et ceux de l'opposition crient au délitement de l'État
contrôlé jusques et y compris ses infimes rouages par des agents au service
d'une idéologie qu'ils honnissent tel un héritage rejeté sans le moindre droit
d'inventaire.
Il s'agit de l'héritage idéologique de l'islam politique dont les
deux bords se font une lecture erronée, machiavélique même, soit pour faire triompher
un islam rigoriste qui n'a pas sa place en Tunisie soit pour y mettre fin à
l'expérience d'un islam de gouvernement. Pourtant, il est possible de poser
autrement la problématique comme on s'y essayera plus loin.
Disons dans l'immédiat que tout porte à croire que l'on ne sortira
pas des palabres et des âneries du dialogue de sourds. Pour y mettre fin, la
preuve d'une bonne foi introuvable doit être apportée, et qui pourrait consister
en la remise incontinent par le président du gouvernement de sa démission. Au
président de la République alors, si vraiment il est au-dessus des partis ainsi
qu'il doit l'être, de nommer un nouveau chef de gouvernement après concertation
directe et rapide avec les partis, mais ne devant pas traîner pour trouver le
nom faisant consensus, la situation du pays ne le permettant plus. Et, bien
évidemment, ce n'est qu'une question de bonne volonté et de bonne foi.
Sans une telle accélération indispensable des choses, on ne
manquera pas de repartir pour un nouveau tour de tergiversation. Or, que les
gens au pouvoir ne se leurrent pas trop, la persistance d'une pareille
situation les dessert bien plus qu'elle ne les sert. Au vrai, ils ne se
retrouveront, au mieux, que dans la situation de l'âne de Buridan, n'ayant pour
alternative incontournable que d'accepter que le travail minutieux qu'ils ont
fourni pour se maintenir indéfiniment au pouvoir soit détricoté avec un
maintien paisible au moins jusqu'aux élections ou de tout perdre comme leurs
frères égyptiens en continuant à écouter les plus intransigeants parmi eux avec
leur refus insensé de neutralisation devenue vitale des rouages de l'État. Et
il est bien évident que c'est cette dernière alternative, supposée servir
l'islam politique, qui précipitera sa faillite en notre pays.
Quel islam politique?
Ceux qui me lisent savent que, non seulement je crois à la
possibilité de réussite de l'islam de gouvernement en Tunisie, mais aussi à la
nécessité de cette réussite. D'ailleurs, c'est ce que souhaitent les amis
d'Occident, ce qui explique leur volonté affichée ou tue de demeurer encore
dans le cadre d'une légitimité formelle pourtant dépassée.
Toutefois, l'islam politique auquel je fais référence n'a rien à
voir avec la caricature qu'en propose aujourd'hui le parti majoritaire au
pouvoir. L'islam auquel j'appelle se veut authentique, soumettant la tradition
musulmane que nous avons eue en héritage à un inventaire rigoureux aux canons
de la science postmoderne avec sa raison sensible. D'où un nécessaire retour à
l'effort d'exégèse du Coran et d'interprétation de la Sunna afin d'aboutir à
une tradition renouvelée que je qualifie d'islamique pour la distinguer de la
jurisprudence musulmane actuelle ou fiqh.
L'islam bédouin importé d'Arabie rigoriste n'a pas sa place en
Tunisie où la foi est et doit être authentiquement pluraliste, tolérante et
démocratique. L'islam politique en Tunisie est appelé à être cette voie
publique aménagée en pleine agglomération où l'on prévoit des dos-d'âne pour la
protection de la population des excès des chauffards dans l'intérêt de tout le
monde. Car l'islam est avant tout une politique de la cité, ce qui impose un
art de vivre paisible en communauté, un vivre-ensemble où toutes les
différences se combinent et s'harmonisent en symbiose. Et les dos-d'âne dont il
s'agit sont tous les bémols qu'apportent la démocratie et la science à l'esprit
dogmatique ayant encore cours chez nombre de nos élites politiques militant au
nom de l'islam de gouvernement.
Que l'on y pense et qu'on le médite : s'il est une caractéristique
éminente de l'islam, c'est bien sa rationalité qui est une scientificité
postmoderne fondant son ambition d'œcuménisme et d'universalisme en tant que
sceau des révélations.
Nos islamistes au pouvoir doivent donc cesser d'être comme un âne
bâté en ne cherchant pas à agir à la manière de leurs confrères en Égypte ou à
copier ceux au pouvoir en Iran et en Arabie; car l'islam qui y est célébré
n'étant ni le vrai ni celui de la Tunisie.
En notre pays, la religion a toujours été foncièrement synonyme de
paix et de tolérance; cet islam à retrouver et à renforcer avec les acquis de
la révolution, je propose de l'orthographier i-slam, ce qui permet de retrouver
sa veine populaire et éminemment poétique. Or, l'islam, avec le Coran en
premier, est bien cette œuvre d'art majeure, de celles dont parle Kandinsky ou
Heidegger, par exemple.
Une démocratie participative
Dans ma réflexion sur le futur de notre pays postrévolutionnaire,
je vais encore plus loin en disant que l'on dit y refonder la démocratie.
Ainsi, bien mieux que d'élections nationales, l'équipe à mettre au pouvoir doit
plutôt organiser des élections locales et régionales pour que les populations
puissent élire — par un système électoral adapté — des personnes du cru
qu'elles connaissent et auxquelles elles pourront demander des comptes à tout
moment. C'est l'esprit de la démocratie directe ou participative que l'on doit
veiller à mettre en place en Tunisie. Et ce serait ces pouvoirs véritablement
représentatifs, car de proximité, qui auraient la charge d'élire à leur tour,
parmi eux et de la manière la plus démocratique, les élus appelés siéger à
l'Assemblée nationale pour veiller à la nécessaire synthèse nationale de la
volonté populaire.
Comme on le voit, c'est une sorte de système à paliers, un peu à
la manière du système américain, première démocratie du monde. Et ce sera
réaliser véritablement la révolution dans le pays qui pourrait être, rien de
moins, qu'une transfiguration du politique à l'échelle du monde. Or, le sens de
l'histoire y pousse.
Certes, on pourrait se demander si cela ne relève pas de l'utopie
et je dirais oui si l'on ne se fait pas une conception classique de l'utopie,
la considérant plutôt comme nécessaire, utile et fatale. Une utopie comme en a
parlé Martin Buber par exemple.
Notre peuple est loin d'être composé d'ignorants, car même ses
analphabètes disposent de par leur sagesse populaire d'une lucidité et d'une
intelligence incomparables de leur situation et de celle de leur pays. S'il est
un bonnet d'âne à utiliser en Tunisie, il ne pourrait servir qu'à coiffer ses
dirigeants actuels qui loin de faire du pouvoir qu'on leur a confié
l'instrument pour amener le pays à la modernité politique, mais le pont aux
ânes du retour du religieux.
Encore n'ont-ils pas bien compris le sens de la nécessité en
postmodernité de la spiritualité et du fait religieux. Ce qu'ils ignorent,
c'est que cette spiritualité n'est pas celle à laquelle ils pensent, qu'elle ne
baigne pas dans l'intégrisme le plus rétrograde ni dans la xénophobie d'un
autre temps. Seuls des ânes bâtés pensent ainsi, même s'ils peuvent trouver des
voix pour les encourager dans cette voie ou les en complimenter, l'âne frottant
l'âne comme c'est bien connu.
Une transfiguration nécessaire du politique
Certes, pour être réaliste, la perspective d'une démocratie
directe et d'un islam apaisé n'est pas encore possible avec nos élites
actuelles en Tunisie. C'est pourquoi le dialogue — ainsi qu'il est pratiqué — ne
relève que de la poudre aux yeux. Le vrai dialogue doit avoir lieu à
l'intérieur du parti au pouvoir et dans ceux qui sont le plus en vue sur la
scène politique et sociale afin de les faire évoluer vers les exigences et
l'imaginaire du peuple.
Que la scène du dialogue se déplace donc au sein de Nahdha et des
chefs de file de l'opposition ! Que les modérés du parti sclérosé de cheikh Ghannouchi
osent rompre avec le dogmatisme suicidaire de ses caciques pour y imposer des
vues de tolérance plus en harmonie avec l'âme du pays! Qu'ils y prennent le
pouvoir; il y va de l'intérêt suprême de la patrie et non seulement du sort de
l'islam politique en Tunisie !
Il nous faut nous persuader que nous avons tous en nous quelque
chose de bon à donner pour peu qu'on y cultive le meilleur. La postmodernité
justement nous réapprend ce que la sagesse populaire disait déjà, à savoir
qu'on est toujours amené à apprendre quelque chose auprès d'un plus petit que
soi. Cela nécessite de l'humilité, celle qui est consubstantielle du vrai
savoir et de la sagesse véritable. Car le savant n'est encore savant que s'il
se considère toujours ignorant, ayant en permanence quelque chose de nouveau à
apprendre. Et c'est en croyant tout savoir qu'il verse dans ce qui pourrait n'être
qu'une docte ignorance.
Que nos élites en sortent donc ! Que la sagesse populaire les
inspire ! Rien ne va dans le pays et pourtant le peuple survit sans le secours
de ses élites. Donnons-lui le pouvoir au niveau local pour qu'il arrive — et
toujours tout seul, comptant sur son génie propre — à mieux vivre ! Réinventons
donc la politique en la transfigurant; ayons cette ambition pour notre pays !
Un dialogue peut en cacher d'autres
La situation surréaliste actuelle ne pourrait durer avec tous les
risques qu'elle emporte. Certes, les chancelleries occidentales peuvent être
séduites par le programme (ou non-programme) économique libéral de Nahdha; et
elles sont en droit d'essayer de pousser à une coalition entre Nahdha et Nidé
Tounes afin qu'il se déleste des casseroles des antilibéraux évoluant dans sa
galaxie. Est-ce bien raisonnable?
Certes, l'histoire nous apprend que les Occidentaux ont souvent
sinon toujours accepté de sacrifier, par excès de réalisme, leurs valeurs à
leurs intérêts économiques. Mais est-ce ce qu'il y a de meilleur à vouloir pour
la Tunisie? Et surtout, est-ce réalisable? Je ne le crois pas.
Si l'ancrage occidental de la Tunisie à l'Occident ne doit pas
faire de doute, cela est à distinguer d'une entrée obligatoire dans le système
capitaliste, sauf à ouvrir dans le même temps la porte à l'adhésion officielle
de la Tunisie au système libéral, à commencer par l'Union européenne, et ce dans
le cadre d'un espace de démocratie méditerranéenne à créer.
Bien évidemment, cela suppose une révolution politique à l'échelle
mondiale. Elle fait partie de la révolution mentale commandée par l'époque
postmoderne. Et la question n'est pas si elle se fera, mais quand et à quels
frais? De suite, avec le moins de frais ou tardivement, avec fracas et dégâts,
en y étant forcés et obligés.
Dans l'immédiat, s'agissant du dialogue national, il doit être
comme le train; il peut en cacher un autre ou même bien d'autres. Il doit se
transporter ailleurs, le dialogue véritable étant à faire ailleurs qu'avec des
partis qui n'ont plus de prise réelle sur le pays profond.
C'est d'abord à l'intérieur des partis eux-mêmes que le dialogue
est à faire pour sortir de la confusion idéologique entretenue ou supportée afin
de maintenir une unité de pure façade.
Il est aussi à mener à l'intérieur du pays, à l'échelon régional
et local entre les politiques, les instances officielles et la population au
travers des activistes de la société civile. À ce dialogue, d'ailleurs,
pourraient et devraient participer les élus contestataires de l'Assemblée
constituante, qui seraient mieux inspirés et plus utiles de revenir dans leur
circonscription et d'y agir en intermédiaires entre leurs électeurs, les activistes
de la société civile et les autorités locales. Ce faisant, ils contribueront à
la naissance d'un nouveau type de pratique politique de démocratie directe axée
sur l'implication des populations dans leurs propres affaires et leur
participation à la vie de leur région.
Agir sur l'imaginaire
Il n'est plus possible d'ignorer l'importance de notre imaginaire
sur nos actions. Il nous faut donc agir sur cet imaginaire afin de faire sauter
les freins qui nous ferment d'immenses horizons de renouvellements
prometteurs.
Sur le plan interne, il nous faut donc oser renverser les
priorités : ce ne sont point des élections nationales qu'il faut, mais
régionales et locales impliquant les acteurs de la société civile dans un mix
original que le code électoral aura à trouver pour une représentation poussée
de la population dans les instances de proximité. Toutes les autorités dans les
gouvernorats, du plus petit échelon, à celui de gouverneur doivent être issues
d'élections uninominales impliquant une personnalisation plus grande avec la
population.
Cela suppose bien sûr que ceux qui se réclament de la légitimité
formelle reconnaissent qu'aujourd'hui, bien plus que le système représentatif,
la légitimité est incarnée par la participation. Or, qui mieux que la société
civile incarne la volonté populaire?
Aussi, que les légitimistes de tous bords appellent, non pas comme
certaines associations à un référendum (qui n'est qu'une variante des élections
législatives qu’il est impossible d’organiser eu égard la situation actuelle),
mais à des assises nationales. Organisées par les autorités en place, elles
impliqueront toutes les forces vives de la société civile qui seront appelées,
moyennant un système à inventer à l'échelle régionale, à transférer le pouvoir
central à des instances régionales réellement représentatives.
Il nous faut aussi sortir pour de bon de l'autoritarisme étatique
hérité de l'ancienne dictature. Que ceux qui se disent révolutionnaires osent enfin
mettre fin au système juridique de l'ancien régime. Que toutes les lois
liberticides de l'ancien régime soient déclarées officiellement caduques. En
effet, après l'abolition de la norme supérieure qu'est la constitution, elles
n'ont plus la moindre légitimité eu égard à l'esprit de liberté imposé par la
Révolution.
Enfin, il ne faut pas négliger l'importance de la symbolique aussi
bien en politique que sur l'inconscient collectif, surtout pour ceux en quête
de crédibilité en politique. Que nos islamistes qui insistent sur leur
conversion à la démocratie osent alors proposer des mesures concrètes de nature
à fonder cette conversion, apportant la preuve de leur sincérité ! Qu'ils
parrainent des initiatives tendant
à inscrire dans la constitution l'abolition de la peine de mort et la
déclaration hors la loi de toute accusation d'athéisme en Tunisie !
Des mesures aussi courageuses allant dans le même sens seraient
aussi à prendre immanquablement sur le plan international; car les plans
intérieur et extérieur ne sauraient être dissociés. Je n'en parlerais pas ici,
me limitant à renvoyer à mes autres écrits et mes propositions iconoclastes en la
matière.
Et aux bien-pensants, je rappellerais la loi sociologique stipulant
que l'anomique d'aujourd'hui est le canonique de demain. Or, la politique vraie
n'est-elle pas, au final, cet art majeur de transfiguration de l'im-possible ?
Publié sur Leaders