Dans son interview d'aujourd'hui à Europe 1, le leader
d'Al-Joumhouri, Ahmed Néjib Chebbi, fait le diagnostic qu'il faut de la
situation au pays et le risque sérieux que courent la Tunisie et toute la
région du fait des menées des antennes tunisiennes de la nébuleuse terroriste
internationale.
S'il précise à raison que ces antennes restent isolées et
minoritaires, s'il ne sous-estime pas leur capacité de nuisance, appelant à
l'aide internationale nécessaire au nom de l'intérêt général, il ne va
toutefois pas au bout d'une logique pourtant imparable.
En effet, au lieu de louer la politique de la France, au lieu de
se satisfaire des protestations purement verbales de soutien à la transition
démocratique, M. Chebbi aurait dû appeler ses amis étrangers à s'impliquer de
la seule manière qui puisse être aujourd'hui utile. Il s'agit de celle qui est
de nature à vider les troupes terroristes de leurs munitions humaines, cette
jeunesse désespérée, cherchant dans l'action violente, au nom de valeurs
dévergondées par l'excès, un sort meilleur et ce quitte à mourir, méritant un
paradis au ciel préféré à l'enfer terrestre.
Nous l'avons vu encore en ce dimanche terrible où le sang a malgré
tout coulé, le terrorisme rigoriste s'alimente de l'arrogance et de la cécité
occidentales, qui ne se soucient que de leur sécurité en cherchant, vainement,
à cantonner dans des réserves — pourtant toujours poreuses — des jeunes qui, ne
serait-ce que du fait de leur âge, doivent pouvoir bouger et circuler librement
afin de voir le monde tel qu'il est et non tel qu'on le leur caricature et
défigure.
Au-delà de ce droit qu'on ne peut leur dénier, il s'agit d'un antidote bien efficace pour ne pas se laisser aller
au désespoir de haïr l'autre qui les exclut ou qui est perçu comme tel, n'ayant
pas la possibilité de le côtoyer, cédant donc par trop facilement aux prêches
le diabolisant.
De plus, il est malhonnête de la part d'un observateur objectif de
ne voir dans les groupes terroristes que l'absurde rejet de son prochain et
l'usage de la violence physique et verbale à son égard. Au vrai, ils ne font
que réagir à une violence plus sophistiquée, directe ou indirecte, qui les
stigmatise et les exclut, et dont ils souffrent au plus profond d'eux-mêmes. De
fait, l'anathème toujours terrible, souvent sanguinaire, jeté sur l'autre — pourtant
un autre soi-même — se réduit assez souvent à ce dépit amoureux capable de
relever de la geste magnifiée par le héros biblique Samson. Les Arabes ne sont-ils
pas que des Sémites, héritiers aussi de la tradition judéo-chrétienne récupérée
par l'islam ?
C'est la politique occidentale de fermeture des frontières — que
ne tempère point l'acceptation au compte-gouttes moyennant un système de visa
sélectif et nullement productif — qui alimente les organisations criminelles de
troupes toujours fraîches et continûment exaltées. En effet, toutes les études
sociologiques sérieuses montrent que les recrues des rigoristes islamistes sont
pour l'essentiel de pauvres hères, dont on manipule l'attachement légitime à un
certain sens de la dignité au moyen de slogans sonnant vrai pour une bonne
partie : arrogance occidentale, rejet de l'identité culturelle et violation du
droit à la dignité. Or, pour un homme libre, le premier des droits inaliénables
est celui de circuler librement !
J'ai déjà, à de multiples reprises, appelé à ce que nos dirigeants
revendiquent officiellement le droit à la libre circulation pour le Tunisien
dans le cadre d'un visa biométrique de circulation. Ils peuvent et doivent le
faire au nom de la Révolution et de cette jeunesse éperdue et perdue, suivant
aveuglément les extrémistes, se laissant volontairement aller à sa perte et
celle d'autrui, car n'ayant plus rien à espérer de la vie.
Pourtant, il ne peut y avoir que du positif dans une libre
circulation dont la réalisation n'altérera en rien la nécessaire sécurisation
des entrées en Europe; bien au contraire, elle la renforcera davantage en
asséchant les filières de la clandestinité, seules pourvoyeuses ou presque des
kamikazes terroristes. C'est aussi barrer sérieusement la route à la dérive actuelle
de nos jeunes désespérés vers les groupes extrémistes qui exploitent leur
misère, se jouant de leurs sentiments et de leurs justes revendications à un
traitement égal, qui soit similaire à celui de la jeunesse du monde
démocratique. Or, la Tunisie se veut aujourd'hui de ce monde; et il faut donc
l'aider à s'y ancrer par
des actions réellement efficaces agissant aussi bien sur le conscient que
l'inconscient.
Alors, à quand nos dirigeants, prétendus révolutionnaires,
vont-ils continuer d'ignorer, au nom d'un conformisme suicidaire à une pratique
politique périmée, ce qui est seul aujourd'hui de nature à désamorcer la crise
et consolider sérieusement la transition démocratique au pays ?
Jusqu'à quand les partenaires et voisins occidentaux de la Tunisie
vont-ils se laisser aller à jouer aux apprentis sorciers, prétendant lutter
contre les dérives extrémistes en Tunisie alors qu'ils ne font que l'alimenter
avec leur politique marquée par la cécité à leurs propres intérêts et la
surdité aux revendications légitimes des jeunes des pays du Sud ?
Il est bien temps que les uns et les autres réalisent que nous
sommes en postmodernité qui est, à la fois, l'âge des foules et des sens
débridés qu'une revanche des valeurs d'un Sud trop longtemps ignoré et dédaigné
en ce qu'il a de plus légitime à revendiquer : son droit à un traitement d'égal
à égal.
Pareil traitement doit surtout concerner ce qui fait l'essence de
cette partie du monde, sa jeunesse qui est la majorité de sa population, une
formidable force pour son progrès quand elle est respectée et aidée à réaliser
ses aspirations, mais une faiblesse et un facteur sérieux de trouble quand elle
se révolte pour son légitime droit au rêve.
En Tunisie, contrairement à ce que dit M. Chebbi et que pense
encore une classe politique de plus en plus coupée de ses bases populaires les
plus remuantes, la réussite de la transition démocratique ne se résout pas
seulement dans la tenue d'élections libres le plus tôt possible; elle consiste
hic et nunc à apporter urgemment une réponse aux attentes les plus légitimes de sa jeunesse, dont le droit à la dignité est une
manifestation majeure et que la libre circulation symbolise à merveille.
L'ouverture des frontières, avec non seulement cette forte charge
symbolique, mais aussi toutes ses retombées économiques positives, est tout
bénéfice en donnant par exemple un coup de fouet aux multiples projets
novateurs portés par les jeunes et que la fermeture des frontières empêche de
se concrétiser.
Il n'est d'ailleurs pas étonnant que la forte minorité de jeunes
clandestins en Europe, et au-delà la sensibilité d'ensemble de la communauté
expatriée des Tunisiens, penchent de plus en plus vers les partis et mouvements
religieux, y compris extrémistes. C'est qu'ils se reconnaissent dans leur
discours centré sur l'identité arabe islamique et la nécessité de son respect
par un Occident perçu comme arrogant et anti-islamique.
Que l'Europe donc, puisqu'elle est aussi concernée par la réussite
de la démocratie en Tunisie, réalise enfin qu'elle possède la solution afin d'enrayer
pour le moins la dérive de notre pays vers l'extrémisme. Qu'elle barre la route
aux jeunes tentés par l'extrémisme religieux en leur donnant d'autres terrains
pour vivre leurs rêves à la dignité, celui d'assumer un bien meilleur défi plus
paisible de conquête d'une vie meilleure ici sur une terre sans frontières de nature à brimer leurs talents.
Ce serait aussi de sa part, sans langue de bois inutile, saluer
vraiment la réalisation révolutionnaire majeure du passage exemplaire en
Tunisie de la dictature à la démocratie. Ce serait aussi reconnaître la
maturité de son peuple et le caractère globalement pacifique d'une communauté
réduite en nombre, autorisant l'expérimentation d'une politique migratoire
originale au bénéfice de tout le monde, l'Europe en premier, car sa sécurité
dépend aujourd'hui de celle de la Tunisie.
Surtout, que nos dirigeants, les premiers concernés, dépassent
leurs blocages dictés par une bienpensance héritée d'un ordre saturé ! Qu'ils
osent faire coïncider le pays légal, devenu presque illégitime chez nombre de
leurs concitoyens, au pays réel en relayant fidèlement ses revendications
légitimes ! Qu'ils osent enfin — et il n'est que temps avant qu'il ne soit trop
tard — faire du droit à la libre circulation sous visa biométrique un motif de
lutte contre le terrorisme et de réussite de la transition démocratique.
C'est là une arme efficace, carrément magique, la seule capable de
changer la donne du tout au tout, et qui soit aujourd'hui entre les mains des
décideurs du bassin méditerranéen. Que la sagesse l'emporte donc pour le bien
de ce pays qui le mérite amplement et pour la paix en Méditerranée qui sera
sérieusement et durablement compromise si la Tunisie basculait dans le chaos
intégriste.
Publié sur Leaders