Dans les festivités commémorant la mort de
Bourguiba, chacun se réclamant de son héritage, y compris parmi ses plus
proches qui l'avaient abandonné à sa détresse, il est pour le moins surprenant
que l'on n'ait pas rendu hommage à ce qui a contribué de façonner l'image de
visionnaire sur le plan international de notre grand homme : son attitude dans
le conflit de Palestine.
Mémorable et courageuse, elle
reste d'actualité. Et s'il est un legs qui doive faire consensus dans la
Tunisie révolutionnaire, c'est bien cet appel au retour, aussi bien pour la
Tunisie que de tout le monde arabe, à pareille vision saine du conflit
israélo-palestinien.
Au moment où certains
inconscients, sur la scène politique nationale, en arrivent jusqu'à demander de
constitutionnaliser une abracadabrante initiative de criminalisation de la
nécessaire normalisation des rapports avec Israël, on mesure à quelle
régression mentale on a atteint, non seulement au niveau de la diplomatie
tunisienne, mais plus généralement toute la politique en Tunisie.
Pareil constat est d'autant
plus accablant que l'on se rappelle que, dès les années soixante, Bourguiba
appelait déjà à normaliser les rapports des Arabes avec la réalité
incontournable de l'État d'Israël que d'aucuns saltimbanques de la politique se
payent encore un luxe qui serait frivole s'il n'était mortel de ne qualifier
que d'entité.
Il n'est certainement pas
inutile de rappeler ici à ces esprits déconnectés des réalités ce que disait
Bourguiba dans son fameux discours de Jéricho, le 3 mars 1965. Partant du
désastre subi par les Arabes dix-sept ans auparavant — désastre qui n'a fait
que s'aggraver depuis —, rappelant la solidarité évidente du peuple tunisien
manifesté par le concours à la guerre de jeunes et de vieux volontaires
Tunisiens pour la défense de ce qu'ils considéraient une seconde patrie, il y
insiste sur ce fait capital que nos dirigeants actuels continuent d'oublier, à
savoir que «nous pensons en Tunisie que notre action ne se circonscrit pas à
l’intérieur de nos frontières ». C'est que la Tunisie, disait-il, doit non
seulement soutenir les mouvements justes des causes de libération des peuples,
mais aussi et toujours dire le vrai et y appeler sur la scène internationale.
Dire cela ne suppose
toutefois pas de se laisser aller à faire n'importe quoi, car la politique est
loin d'être une gaminerie ni de la jonglerie. Aussi, comme le rappelait
Bourguiba aux Palestiniens qu'il haranguait : « vous êtes les titulaires d’un
droit violé; à ce titre, vous vous devez d’être à la première ligne du front
ouvert pour la reconquête de la Palestine... votre rôle dans la lutte est
primordial ». Voilà qui est dit et bien dit il y a si longtemps déjà et qu'on n'a
pas eu la sagesse d'écouter et de mettre en application : si la Palestine
appartient aux Palestiniens, leur cause aussi est leur affaire.
Ce que rappelait Bourguiba
est toujours d'actualité puisque nombre d'Arabes veulent être plus royalistes
que le roi en continuant, pour d'évidentes raisons de politique interne, à
vouloir se substituer aux Palestiniens dans la gestion de leur cause. Qu'est-ce
d'autre de leur part sinon une ingérence dans les affaires palestiniennes cette
prétention de criminaliser toute relation avec l'État hébreu quand les
Palestiniens, les premiers concernés, ont fini par réaliser la nécessite de
contacts directs avec Israël et l'ont concrétisée ?
Courageux et lucide, Bourguiba
osait soutenir en 1965, en Palestine même que : « l’enthousiasme et les
manifestations de patriotisme ne suffisent point pour remporter la victoire.
C’est une condition nécessaire. Mais elle n’est pas suffisante. En même temps
que l’esprit de sacrifice et de mépris de la mort, il faut un commandement
lucide, une tête pensante qui sache organiser la lutte, voir loin, et prévoir
l’avenir. Or, la lutte rationnellement conçue implique une connaissance précise
de la mentalité de l’adversaire, une appréciation objective du rapport des
forces afin d’éviter l’aventure et les risques inutiles qui aggraveraient notre
situation. »
Une telle lucidité à
laquelle appelait Bourguiba manque encore cruellement à certains de nos
inconscients politiciens, relevant de différents bords de l'échiquier
politique, et qui appellent à méconnaître la réalité de l'État hébreu, se
comportant ainsi comme le fou refusant de tenir compte de la réalité qui lui
échappe et dont lui-même ne relève plus.
« Éviter toute précipitation
dictée par la passion, agir avec discernement, en vue d’arriver au but, voilà
l’essentiel » conseillait aussi Bourguiba; et plus que jamais, ses propos
restent valables pour notre classe politique d'aujourd'hui. Il en va
pareillement de ce qu'il ajoutait «Si toutes ces conditions sont réunies, alors
notre cause triomphera, d’autant plus sûrement que le Droit est de notre côté.»
Se demande-t-on assez,
justement, comment il se fait que les Arabes, bien que le droit ait été de leur
côté, soient arrivés à ne plus réussir de le faire accepter par la communauté
internationale ni de pouvoir s'en réclamer ainsi qu'il a été défini par la
légalité internationale? N'est-ce pas parce qu'ils en sont arrivés, à force de
passion creuse et de vaine grandiloquence, à défaire par des initiatives
insensées et des déclarations écervelées l'écheveau de leurs droits, le
réduisant à une peau de chagrin, affaiblissant dans le même temps le soutien
des mieux intentionnés à leur égard ?
Comment donc aboutir à une
solution avec un ennemi qu'on n'hésite toujours pas à diaboliser au lieu de
faire l'effort de le considérer en ce partenaire qu'il ne peut que finir par
être si notre volonté est sérieuse d'une négociation appelée à être juste et
équitable, sans concessions, mais sans emphase ni enflure ? Le b.a.-ba de toute
négociation sérieuse est l'égalité des partenaires, et l'issue heureuse de tout
conflit est la fatalité de pareille négociation; sinon, c'est la loi du
vainqueur qui fait forcément de nous des vaincus, malgré nos titres et nos
droits. Et l'histoire n'est jamais tendre avec les vaincus.
N'est-il pas venu donc le
temps d'apprendre comment faire accepter notre droit de vivre en paix avec les
juifs au lieu de continuer de débiter des insanités sur leur compte qui ne font
que caricaturer notre culture, pourtant fondamentalement ouverte à l'altérité,
violentant dans le même temps nos valeurs humanistes ? Comme si l'injustice
subie devait nous autoriser n'importe quel comportement, et surtout de verser,
consciemment ou inconsciemment, dans un racisme à peine voilé ! Or, comble de
loufoquerie ou du drame, c'est une telle attitude de notre part qui permet à
Israël de masquer ses propres relents racistes à l'égard des Palestiniens !
« Pour aboutir au but, notre
action exige loyauté, sérieux et courage moral » affirmait Bourguiba; où est
passée notre loyauté ? Où est notre sérieux si promptement affiché ? Où se
cache notre courage moral à dire le vrai envers et contre tous, y compris
soi-même ? Car « il est extrêmement facile de se livrer à des proclamations
enflammées et grandiloquentes, ajoutait encore le grand homme, mais il est
autrement difficile d’agir avec méthode et sérieux ». Et de continuer,
s'adressant d'outre-tombe aux Arabes d'aujourd'hui : « S’il apparaît que nos
forces ne sont pas suffisantes pour anéantir l’ennemi ou le bouter hors de nos
terres, nous n’avons aucun intérêt à l’ignorer, ou à le cacher. Il faut le
proclamer haut. »
Bourguiba a eu beau rappeler
que « notre défaite et l’arrêt de nos troupes aux frontières de la Palestine
prouvent la déficience de notre commandement. L’impuissance des armées à
arracher la victoire malgré l’enthousiasme des combattants était due à ce que
les conditions de succès n’étaient pas réunies », rien n'y a fait; on continue,
aujourd'hui encore, au pays même de ce visionnaire lucide, de s'enflammer et de
pérorer, non pas pour la Palestine, mais pour les retombées de politique
interne que pareilles surenchères politiciennes sont censées assurées. Or, cela
n'est même plus sûr, car dans la Tunisie d'aujourd'hui, tout un chacun connaît
désormais le caractère oiseux sinon funeste d'une telle langue de bois.
Plus que jamais, ainsi que
le disait Bourguiba en conclusion de son discours mémorable, « il est
nécessaire d’appuyer les sentiments et l’enthousiasme par une vision claire des
données du problème, pour que notre action soit pleinement efficace. » Et aujourd'hui
comme hier, cela suppose de laisser les Palestiniens gérer leurs propres
affaires; ils sont assez grands pour cela et disposent d'élites appréciables et
appréciées.
Il nous faut juste, en tant
que pays frères, les aider dans leurs revendications légitimes, et ce non pas
en ignorant l'État d'Israël, mais bien au contraire en développant avec lui des
relations sereines de nature à nous donner, chacun selon son génie propre,
l'espoir d'influer sur sa politique et en tout cas, et pour le moins, de ne plus lui permettre de tirer argument
de notre attitude négative et destructrice afin de se présenter en victime
ostracisée bien qu'il soit objectivement l'agresseur.
Dans ce fameux rôle
d'agresseur se faisant passer pour l'agressé et dont il a continûment joué à
merveille, nous avons été pour le moins les complices objectifs d'Israël. Le
temps n'est-il pas venu d'enlever de son jeu faussé cet atout majeur dont il
use et abuse encore, cet argument d'ostracisme dont il dit à raison être
victime, ayant même le loisir de l'assimiler — et pas toujours à tort — à une
attitude hostile versant bien souvent dans la xénophobie quand ce n'est pas
carrément du racisme. Ainsi a-t-il beau jeu, grâce à notre impéritie, de cacher
par nos turpitudes les siennes propres !
« Nous arrivons au but
disait Bourguiba, il y a si longtemps déjà. Nous n’aurons pas à passer dix-sept
ou vingt années encore à nous lamenter vainement sur "la patrie
perdue". Nous en tenir aux sentiments serait nous condamner à vivre des
siècles dans le même état. Ce serait l’impasse. » Et de conseiller de « parler
franchement aux peuples ». Quand en finira-t-on donc avec une cette langue de
bois qui retient nos responsables de la sincérité à laquelle appelait
Bourguiba?
Méditons encore, comme il y
invitait ses auditeurs palestiniens, les propos de notre grand visionnaire : « Chacun
de nous aura à rendre compte à Dieu et à sa propre conscience, de ses
intentions et de ses actes. Mon vœu le plus cher est que les musulmans vivent
dans une communion des cœurs encore plus étroite, que les dirigeants réalisent
entre eux une meilleure compréhension et combattent tous les complexes de
quelque sorte que ce soit : complexes d’infériorité vis-à-vis de l’ennemi
dont on serait tenté de surestimer les forces, complexes de supériorité qui
risqueraient de nous précipiter dans une catastrophe que nous pouvons sûrement
éviter, grâce à un recours incessant à la raison et à l’intelligence. »
Nous pouvons et nous devons
reprendre mot à mot ce propos pour notre politique à l'égard d'Israël
aujourd'hui, près de cinquante ans plus tard. Nous pouvons juste y ajouter
qu'en ce monde globalisé, en notre pays qui a inauguré le printemps de la
démocratie en terre arabe, il nous faut aussi oser renouer avec un temps pas si
ancien pourtant où Arabes musulmans et juifs communiaient dans la fraternité la
plus totale. Et cela était d'autant plus remarquable que les chrétiens
persécutaient alors souvent ceux qu'ils prétendent défendre aujourd'hui contre
les Arabes musulmans.
Renouons donc avec nos
fondamentaux de tolérance et d'ouverture à l'altérité, retrouvons cet esprit
d'entente exemplaire avec nos cousins juifs, et on contribuera alors bien plus
utilement à la solution de la cause palestinienne sans renier en rien les
droits palestiniens tels que définis par la légalité internationale foulée au
pied par ceux qui s'en réclament grâce à notre complicité objective.
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