Quand la jeunesse danse, elle milite pour la
liberté
La danse est une arme
majeure de contestation de tout embrigadement, la meilleure réponse au régime
policier qui verse forcément dans l'horreur en voulant empêcher ce qui n'est
qu'une forme pacifique d'expression, mais la plus radicale négation de son
autorité quand elle devient illégitime, voulant corseter les mouvements les
plus naturels.
La danse est enfin à
l'honneur, aujourd'hui, dans les rues de Tunisie. Et ce n'est que justice pour
ce peuple qui a la gambille
et le baladi dans le sang et dont un hédonisme réel, de tout instant de la vie,
le porte à esquisser un pas de guinche, faire onduler son abdomen et aller à un
youyou, laisser entendre un air de mélodie. C'est l'art de la rue comme ultime
arme de lutte pour nos libertés, arme de destruction massive de toute dictature
liberticide, attaquée dans son talon d'Achille, son affectation de la vertu, sa
pudibonderie.
Que d'airs mélodiques
remplissent l'air de nos villes ! Que de pas chaloupés accompagnent les moindres
instants de notre quotidien dans une chorégraphie de la vie tout en
trémoussement, tout en sensualité !
La danse comme une épure
artistique de la liberté est consubstantielle à la nature arabe et à l'esprit
islamique; elle est de toutes nos fêtes traditionnelles et de toutes nos manifestations
spirituelles. Elle n'est pas juste un aspect d'art de vivre raffiné
arabo-musulman, elle est aussi et surtout le ferment de cette contestation qui
gît dans l'âme arabe et dont l'islam a fait bon usage. Il est venu, en effet, la
magnifier par un chef-d'œuvre de poésie orale donnant à l'expression de la
beauté corporelle une dimension supplémentaire par le modèle artistique ultime
qu'est le Coran, dont la déclamation est du pur art de haute volée.
Puis, vinrent les soufis et
leurs transes extatiques reprenant les extases populaires immémoriales ayant
toujours eu un lien étroit avec les bacchanales grecques et les fêtes du dieu
chtonien qu'est Dionysos. Qu'est-ce donc, sinon qu'une contestation de l'ordre
établi dans une élévation irrésistible vers le divin, que la danse de l'ordre
mevlevi des Derviches tourneurs, par exemple ?
C'est contre cette apparence
de liberté des corps et des esprits que les intégrismes de toutes sortes ont
toujours lutté et ont invariablement échoué, car on ne peut rien contre le
désir du corps de bouger et l'envie de la voix de chanter. Notre coran n'est-il
pas, lui-même, un hymne au chant le plus mélodieux, à la déclamation la plus
sublime ? Et la poésie, n'est-elle pas la seconde nature de notre langue, où
tout est déclamation, où tout n'est qu'assonances et rimes poétiques ? Or, la
poésie appelle à la danse et la danse est un hymne à la liberté !
Danser,
c'est écrire le nom de la muse des peuples émancipés ou cherchant à l'être;
c'est laisser libre cours à l'intimité liant le souffle, la vibration et les
gestes de tous les jours. Elle est le champ d'honneur pour renouer avec notre
musique intérieure et être en harmonie avec notre corps et sa musicalité
propre.
Le corps de l'Arabe est justement
sensuel et sa musicalité est quasiment céleste. C'est l'extase du silence quand
il se fait verbe divin; c'est la magie de la parole quand elle se pare de
signes éloquents et de clins d'œil verveux. Et c'est la voix qui est une voie
mystique où l'entièreté de l'être est retrouvée dans une sensation de sa
globalité.
La danse corporelle est
aussi une danse vocale où surgit la spontanéité que censurent la morale
pudibonde et la politique déconnectée des réalités populaires. Toutes deux,
elles expriment les émotions du peuple à travers les ressentis de sa jeunesse
qui reste le moteur de sa créativité, libérant ses énergies immenses, faisant
circuler son génie de la base à son sommet où végète une élite autiste.
Le phénomène du Harlem Shake
qui secoue aujourd'hui la Tunisie n'est pas étranger au pays; ce n'est qu'une
expression originale rendant compte de l'authenticité de ce peuple tant niée
par ses élites, et qui fait son génie. Car le peuple tunisien est un artiste
dans l'âme qui exprime par son corps ce qu'on l'empêche de dire par la parole
ou par le geste; alors il danse ! Et c'est une danse d'autant plus subversive qu'elle
n'est que cette protestation incendiaire contre la caricature de la gambille des politiciens, la pantomime qu'ils offrent de
l'art politique.
Contre l'art politique
dévergondé de nos élites, une revue d'opéra bouffe de la politique, le peuple donne
dans les rues une chorégraphie de haute facture en s'adonnant à une danse
postmoderne, dionysiaque, en cette époque de la sensualité et des sens
débridés, cette ère des foules où la communion émotionnelle est à son maximum.
Dans la danse de nos jeunes,
tout l'art politique, redevenu cet art poétique qu'il reste toujours, y passe :
le contrôle des mouvements pour éviter les pas de travers, la liberté de parole
pour snober la langue de bois, le lâcher-prise des réflexes conditionnés, n'en
gardant que le meilleur et l'utile, l'écoute de ses sensations comme empathie
avec l'autre qui n'est que cet autre soi-même, et surtout le plaisir du jeu qui
n'est pas un remake de figures surannées d'une politique à l'antique, mais une
improvisation renouvelée où tout un chacun a droit au chapitre dans cette sorte
de jeu de rôles œcuménique.
Avec l'abandon corporel que
semble être la danse, c'est ainsi une invitation à un abandon des conceptions
dépassées de la pratique politique coupée des masses pour fusionner avec
celles-ci, s'y abandonner corps et âme par une exacerbation de tous nos sens
dans une improvisation de tout instant, seule en mesure de traduire la
sincérité dont le peuple a soif et qui manque cruellement à nos politiques.
C'est ce que leur apprend notre
jeunesse dans nos rues avec sa danse libre, une liberté du corps correspondant
à un esprit libre, libéré de tout dogmatisme. Que de trésors sur l'art de la
politique apprendront donc nos politiciens en regardant et en encourageant à
danser nos jeunes !
Nos autorités actuelles ont
plus à gagner en comprenant cette vague libératrice et en l'accompagnant au
lieu de chercher à la contester et à la brimer, sinon elles seront emportées
par elle. Car c'est une vague de fond venant d'une centralité souterraine qui
commence à affleurer à la surface. De plus, on ne rame jamais à contre-courant
si l'on veut vraiment avancer. Or, l'époque est à la sensualité, ce que j'ai
qualifié d'ère des sens.
Tunisie,
danse donc avec ta jeunesse ! C'est un hymne non seulement à ta Révolution et à
liberté, mais c'est aussi un combat artistique pour tes valeurs qui sont dans
un esprit libre en un corps libéré de toute contrainte. Et c'est bien l'esprit
de la danse, ta danse révolutionnaire, un militantisme libertaire contre
l'activisme liberticide.
Publié sur Leaders