Que l'on
ne s'y trompe pas, la crise actuelle en Tunisie n'est pas tant celle du pays
que de son islam; il s'agit d'une interrogation éminente dont dépendent le type
de la société et l'avenir de la Tunisie : quel islam y instaurer, des Lumières
ou des Bédouins?
Il est
indubitable que c'est le parti EnNahdha qui est responsable de la situation
qu'endure aujourd'hui notre pays, et cela tient moins à des orientations
économiques ou politiques qu'à un choix stratégique principalement religieux :
l'islam dont se réclame le parti.
La
mouvance de Cheikh Ghannouchi, puisque c'est de cela qu'il s'agit au fond,
s'est présentée aux élections avec un discours sans aspérités, prônant le
retour à un islam apaisé en Tunisie; et cela a correspondu à une attente
diffuse dans le peuple pour une prise en compte des sources spirituelles du
pays, finissant par rallier nombre de suffrages augmentés par cette prime pour
son passé militant contre la dictature.
EnNahdha a
su, en effet, surfer sur la vague secouant et notre pays et le monde, emportant
la renaissance d'une spiritualité débridée, marque majeure de la postmodernité.
Toutefois,
le pouvoir jouant comme révélateur, le parti islamiste s'est trouvé obligé de
définir sa conception de l'islam qu'il voulait pour la Tunisie. Et c'est ici
qu'il s'est découvert divisé entre une conception majoritaire déconnectée des
réalités du pays, car tournée vers un islam prôné en Arabie, rigoriste et
belliqueux, et une vision minoritaire certes, mais qui a le mérite de coller à
l'islam aux couleurs de la Tunisie, modéré et paisible.
En
l'occurrence, il ne s'agit pas seulement d'une question interne au parti
islamiste puisqu'elle rejoint une fracture sociale entre ces deux visions de
l'islam toutes deux se réclamant de l'authenticité et dont le choix est
inévitable pour la construction de la Tunisie du futur, l'islam ne pouvant être
écarté de la sphère publique étant, par essence, à la fois une religion et un
code de vie civile.
Si l'on
est en présence, grosso modo, d'un islam se voulant traditionaliste, d'un côté,
et d'un autre se présentant comme moderniste, de l'autre, on est en fait
confronté à une situation encore plus enchevêtrée, carrément inextricable pour
qui n'est pas au fait des subtilités aussi bien de notre société que de notre
religion.
En effet,
les traditionalistes sont eux-mêmes divisés en ce que l'on qualifie de salafis
et qui se veulent les traditionalistes des traditionalistes, se subdivisant
eux-mêmes en autant d'obédiences que d'animateurs, mais que l'on pourrait
distinguer par le franchissement ou non du Rubicond qu'est la terreur au
service de leur vertu.
Puis, on a
ce qui pourrait être qualifié de traditionalisme éclairé où l'on trouve
d'aucuns tirant leur légitimité d'une lecture littérale du Coran et leurs
références de l'islam oriental, essentiellement bédouin. Et d'autres qui
s'attachent à un islam plus modéré tel qu'il est pratiqué en Tunisie, marqué
par une forte influence malékite et donc citadine et qu'on pourrait qualifier
de baldi.
Il ne faut
pas se tromper, cependant; ces deux tendances ne sont pas monolithiques et
regorgent, elles aussi, de courants et de variantes. Pour simplifier, nous
dirons que, tels les salafis divisés entre modérés et extrémistes, nos éclairés
baldis varient entre ceux qui versent dans un conformisme paisible et ceux qui
adhèrent à l'esprit contestataire soufi.
Et la
situation se complique encore plus lorsque l'authenticité dont tout le monde se
réclame est confrontée à la modernité, l'autre pôle de la société qui ne
s'embarrasse pas, pour autant, de se réclamer parfois de l'islam, mais à la
surface, comme d'un vernis, l'islam devenant ce badigeon blanc presque uniforme
de nos murs.
De fait,
la question de l'authenticité reste centrale, qu'elle le soit à la sauce
religieuse ou laïque. D'aucuns nient la même, en son sens habituel, pour ne
prendre en compte que ce qui est présenté comme son fondement identitaire. Et
là encore, les choses peuvent se compliquer, en se retrouvant avec cette
nouvelle forme d'authenticité, épurée pour les uns et dogmatique pour les
autres, fermée à un ou sur un passé révolu considéré comme une icône protégée
ou une icône à remplacer par une autre.
Les uns
l'élèvent ainsi au statut de socle identitaire et les autres renient ce socle s'il
n'est pas dépoli, déshabillé de ses guenilles usées pour être affublé des
oripeaux de la Modernité. Pour ces derniers, tout comme pour les premiers,
l'authenticité reste une icône, mais non plus intouchable, soit donc une
nouvelle idole (car l'islam a abattu toute idole), plutôt une icône
informatique. Celle-ci se réduit donc à un symbole graphique associé à un
corpus, permettant l'accès à la matière de l'application sollicitée à la
demande et par un dispositif de pointage aux canons de la modernité, filtrant
l'activation des commandes.
Dans un
cas comme dans l'autre, l'erreur est patente. Pour les uns, on ne fait pas face
à la réalité telle qu'elle se donne à voir; or, cette réalité, c'est qu'on ne
peut plus faire abstraction du passé, ce temps mythique qui revient avec son
irrationalité et qui n'en est pas une, étant une rationalité autre, différente
de ce à quoi on était habitué. Pour les autres, on ne peut plus se réclamer
d'une modernité vidée de tout son sens par un positivisme outrancier, un scientisme
dépassé; il nous faut entrer de plain-pied dans la postmodernité dont la forme
la plus évidente est l'oxymore.
Nous y
voilà ! L'oxymore aujourd'hui en Tunisie est de savoir si on peut ou non être à
la fois musulman et démocrate. Poser cette question, cela revient, en quelque
sorte à se demander, ainsi qu'on le faisait un certain temps, comment être
persan ?
Empressons-nous
de répondre : oui, on peut être musulman et démocratie. J'en ai déjà parlé et j'en
apporterai la preuve dans un article à venir sur l'éthique musulmane et
l'esprit de la démocratie, exactement comme a pu le faire déjà Max Weber avec
l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Ce dernier a brillamment
démontré comment la « rationalisation généralisée de l'existence », l'imperium d'une via recta de la raison, a engendré le monde
désenchanté dont on souffre encore, particulièrement dans notre pays, longtemps
et encore écartelé entre une tradition culturelle vivante, mais sous
l'éteignoir, et une technocratie se voulant purement rationnelle et versant
dans l'irrationalité pure.
Aujourd'hui,
réduire à une quantité négligeable l'islam en Tunisie, c'est continuer, pour le
moins, l'œuvre de désenchantement du monde dont l'échec est désormais patent.
Mais comment réenchanter ce monde, comment faire en sorte que l'islam
redevienne cette religion des Lumières qui a longtemps illuminé l'humanité ?
D'abord,
en faisant ce que conseillait ce maître de l'art politique qu'est Machiavel qui
assurait que « Lorsque se produit une erreur dans laquelle tombent tous les
hommes, ou la plupart d'entre eux, je ne crois pas qu'il soit mauvais d'y
revenir plusieurs fois pour la condamner ».
L'erreur
majeure aujourd'hui est de croire que l'islam authentique est non seulement un
islam aux couleurs du passé, mais aussi et surtout une religion à interpréter selon
une lecture bédouine telle qu'on la prône en Arabie. Je reviendrai sur cette
assertion pour démontrer sa fausseté avec, à l'appui, les preuves irréfutables.
Disons
juste pour l'instant qu'il nous faut prendre conscience qu'il est une
différence capitale entre la croyance et la foi, et que la foi peut être scientifique.
Écoutons donc ce qu'affirmait Jean-Didier Vincent, qui est peut-être l'un des
plus célèbres neurobiologistes français et dans le monde, membre de l'Académie
des Sciences et de l'Académie de médecine, sur la différence entre la foi et la
croyance (propos recueillis par La Vie du 9 août 2012) : « La croyance est une fatalité du cerveau qui fait que l'on est attaché
à des objets ou à des situations qui n'existent pas. La foi est, au contraire,
un acte totalement rationnel qui résulte d'une quête d'amour, la seule vérité
qui compte. »
Ensuite,
atteindre à ce niveau supérieur de la foi en islam se fera en soutenant, comme
le rappelait Walter Benjamin, que « chaque époque ne rêve pas
seulement la prochaine, mais en la rêvant elle s'efforce de s'éveiller ».
Or, le
réveil dont il s'agit en Tunisie est un réveil à un islam qui soit authentique,
et ce non point en dépoussiérant ses textes et en les appliquant soit à la
lettre soit selon une interprétation consacrée. Que celle-ci relève du zeitgest
moderniste, cet esprit du temps si prégnant chez une partie de nos élites, ou
du consensus sapientium traditionaliste chez l'autre partie se voulant
représentative des sages ancêtres, rien n'y changera.
Tout sera
en mesure de changer, le réveil aura lieu en rouvrant la porte fermée sur
l'interprétation et l'exégèse du corpus coranique, en reprenant l'Ijtihad, un
effort ne devant jamais cesser et auquel l'islam appelle et rappelle
inlassablement, invitant à user de la raison et à se libérer de la forme des
textes pour solliciter leur esprit, recourant à ce qu'on appelle desseins et
intentions du législateur divin, Dieu. Ainsi, et seulement ainsi, on retrouvera
l'esprit de l'islam qui fut et doit rester une révolution permanente, tout en
sauvegardant sa prétention rationaliste et universaliste.
Revenons
maintenant à cette arlésienne de l'authenticité pour dire que si l'on veut être
conforme, non seulement à l'esprit de l'islam (ce qui est notre option), mais
aussi et surtout à son texte, une telle authenticité exclut définitivement la
lecture bédouine de l'islam en conformité avec le libellé explicite des textes
coraniques et de la tradition prophétique avérée et attestée.
Nous nous
limiterons ici au texte sacré en rappelant à ceux qui, se réclamant du
salafisme, ne font en fait que cette lecture condamnée par la religion, la
teneur des versets 97 et 98 de la Sourate du Repentir et du verset 17 de la
sourate Les appartements que nous reproduisons ci-après en suivant la
traduction de Sadok Mazigh :
« Les Bédouins sont les plus obstinés des incrédules; ce sont les
pires hypocrites. Ils sont les moins faits pour assimiler, en toute conscience,
les notions révélées par Dieu à son Messager. Dieu est Omniscient et Sage —
Parmi les Bédouins, il en est qui considèrent l'aumône comme une corvée et qui
guettent impatiemment votre ruine. Cette ruine, c'est eux-mêmes qui la
subiront. Dieu entend tout, sait tout. (Le Repentir 97 - 98).
« Les Bédouins ont affirmé : "Nous croyons en Dieu". Dis : "Vous êtes loin de croire. Dites plutôt : Nous nous
soumettons!" la foi n'a pas encore gagné vos cœurs. Si vous obéissez
sincèrement à Dieu et à son prophète, vous ne serez, en rien, frustré du fruit
de vos œuvres : Dieu est si enclin au pardon, si plein de miséricorde » (Les appartements 14).
Notons que
parlant d'islam bédouin ou nomade, il s'agit moins pour nous de pointer une
quelconque catégorie sociale qu'un type de lecture de la religion ainsi que
cela est parfaitement clair dans les extraits ci-dessus.
Aujourd'hui,
le parti de Cheikh Ghannouchi qu'on dit monolithique se lézarde autour de cette
question cruciale de l'authenticité de la lecture de notre religion; et il
était temps ! Il est encore plus temps que les musulmans éclairés dans ses
rangs réalisent à quel point leur responsabilité est de convaincre la majorité
de leur parti à se rallier à une lecture saine de notre religion pour qu'il
redevienne l'islam des Lumières appelé à éclairer le monde entier de sa riche
spiritualité, cet humanisme de grand format.
Sinon, ils
doivent tirer toutes les conséquences qui s'imposent et que leur conscience
doit fatalement leur imposer, les amenant à quitter un parti qui ne veut pas se
refonder pour en bâtir un autre en mesure de servir l'islam ainsi qu'il le
mérite. Et cela ne peut se faire qu'avec intelligence et en respectant le
peuple dans son adhésion à un islam de paix, ouvert sur son environnement,
ayant renoué avec son véritable esprit et avec l'atmosphère mentale (pour
employer une expression du sociologue Patrick Tacussel) de notre postmodernité
ambiante.
Ainsi
contribueront-ils à la paix en Tunisie et dans le monde avec une religion à
nouveau révolutionnaire, participant même à ce « Grand Être » dont parlait le visionnaire que fut Auguste Comte, à savoir « l'ensemble des êtres passés
futurs et présents qui concourent librement à perfectionner l'ordre universel »
Terminons
en rappelant ce que disait Nietzsche sur la conception vraie de la tradition et
l'étroite intrication entre tout archaïsme et toute modernité, y compris la
plus sophistiquée technologiquement : « J'ai suivi à la trace les
origines. Alors je devins étranger à toutes les vénérations. Tout se fit
étranger autour de moi... Mais cela même, au fond de moi, qui peut révérer, a
surgi en secret. Alors s'est mis à croître l'arbre à l'ombre duquel j'ai site,
l'arbre de l'avenir. »
Pourvu
donc que l'on sache enfin au sein d'EnNahdha distinguer dans la forêt
foisonnante de la civilisation de l'islam et sa culture universaliste l'arbre
d'avenir au feuillage fourni sous l'ombre duquel prospérera la Tunisie Nouvelle
République. Retrouvant dans l'islam ce qu'il a substitué aux idoles, le
cerveau, le cognitif, on y communiera alors volontiers en une ferveur
religieuse authentique qui soit non plus une croyance dans des icônes, mais une
foi en un Dieu unique adoré en « esprit et en vérité ».
Tel est le
défi posé aujourd'hui aux justes au sein même du parti de Cheikh Ghanoouchi
sommé de choisir entre sa conception actuelle, bédouine et inauthentique de
l'islam, et la seule véritable et authentique, celle de l'islam des Lumières.