Une conférence nationale sur la politique migratoire se tient hier
et aujourd'hui à Tunis avec l'ambition de promouvoir une approche novatrice de
ce qu'on continue à tort de nommer émigration anarchique et clandestine, ne
faisant que reprendre les catégories périmées que nous suggère la politique
occidentale qui a fait amplement preuve de son échec à traiter sérieusement la
question.
Au premier jour de la conférence, Monsieur le Secrétaire d'État en
charge de la question nous a confirmé le volume de notre communauté tunisienne
expatriée et qui demeure insignifiant par rapport à celui des pays frères comme
l'Algérie et le Maroc; d'autant plus que le chiffre avancé d'environ 1.155.000
intègre les binationaux, ce qui réduit encore plus le nombre de nos nationaux à
l'étranger.
Qu'est-ce à dire sinon que cela doit encourager nos politiques et
diplomates à oser proposer à nos partenaires, surtout en Europe, notre plus
proche voisin et lieu de la plus grande concentration de nos concitoyens,
l'expérimentation de la seule solution aux problèmes actuels liés aux
migrations.
En effet, au lieu de continuer à pratiquer une politique aberrante
de flux migratoires inévitables, il importe urgemment de se résoudre à
l'instauration d'une aire de libre circulation respectueuse à la fois de la
dignité humaine et des considérations de sécurité, si chères à l'Europe et à
l'Occident, plus généralement.
J'avais déjà proposé une solution immédiatement envisageable et
que le nombre réduit de notre communauté en Europe et ailleurs permet de tester
sans tarder. Il s'agit de transmuer le visa biométrique actuellement en usage en
visa biométrique de circulation, le type actuel de visa violant, soit dit en
passant, la souveraineté nationale sans contrepartie, et ce par le relevé des
empreintes de nos concitoyens par des autorités étrangères.
Pareil type de nouveau visa ne cède en rien aux exigences
sécuritaires du visa actuel, tout en étant plus conforme à la légalité
internationale et à l'éthique, et en étant dans le sens de l'histoire. Il sera
à instaurer en faveur de tous les Tunisiens en reconnaissance de leur maturité
politique ayant permis la transition démocratique en cours dans leur pays, en même
temps qu'un sérieux encouragement de la part des démocraties européennes à la
consolidation de l'État de droit en Tunisie.
Pourtant, que fait-on au sein de notre classe politique? On se
gargarise de slogans, on agite des formules vides de contenu, ne manquant pas
de relever l'accroissement annuel moyen de l’ordre de 5,2 % depuis l'an 2000 de
notre communauté sans en tirer la conséquence logique qui s'impose. Quelle est-elle,
sinon que l'on ne peut rien faire pour contrer cette constante anthropologique qu'est
la nécessité du mouvement pour l'espèce humaine, les frontières demeurant
toujours une passoire malgré tous les murs qu'on voudrait y ériger, avec le
cortège de drames que l'on connaît?
Continuer comme on le fait à fermer les yeux sur l'inanité et
l'insanité de la politique migratoire européenne violant les principes mêmes
sur lesquels sont fondées les démocraties occidentales, c'est se faire complice
de leur faillite politique et éthique comme ce fut le cas sous la dictature
déchue.
Pareille complicité devient même une compromission, puisque la
politique migratoire européenne ne peut être mise en œuvre qu'avec, non
seulement le silence de nos autorités, mais aussi et surtout leur aide à lutter
contre le droit de nos citoyens à circuler librement. Or, celui-ci reste l'un
des droits de l'Homme le plus symbolique, ayant été même une des causes de la
Révolution tunisienne.
Ainsi, il n'est pas surprenant que le premier acte de la part de
notre jeunesse au lendemain du Coup du peuple tunisien fût de se ruer en nombre
vers l'Europe, profitant de l'absence des gardes-frontières de l'ancien régime.
Que de bêtises dites à tort alors pour expliquer ce geste qui n'était fondamentalement
que la traduction de ce désir fou taraudant tout Tunisien et qui n'est rien
d'autre que son droit à vivre et à circuler librement !
Or, que font les autorités censées représenter cette Révolution ?
Elles continuent tout bonnement la pratique de la dictature déchue en se
mettant au service d'une politique migratoire aveugle aux méfaits avérés
immédiats que représentent les drames quotidiens au large de nos côtes et
médiats, se matérialisant journellement par la dérive vers l'extrémisme et la xénophobie
de notre jeunesse réputée pourtant paisible et bon vivant.
C'est pourquoi je redis ici que l'assentiment de nos élites à
cette politique, qui doit être changée incontinent, n'est pas simplement coupable,
moralement et politiquement, mais qu'il est aussi une violation caractérisée et
au jour le jour des valeurs de la Révolution et des droits de l'Homme !
À quoi rime, en effet, la surréaliste plaidoirie du chef du
gouvernement dans son allocution d’ouverture de la conférence pour la mise en
place de moyens suffisamment dissuasifs contre l’émigration anarchique,
qualifiée de fléau, sinon que comme calque d'un discours occidental vide de
sens et trompeur ? Nos politiques doivent-ils représenter les intérêts de leur
peuple ou ceux de politiciens européens bien plus soucieux de la politique
intérieure de leur pays que de la paix et de la prospérité en Méditerranée ?
L'émigration telle qu'on persévère incorrectement d'en parler,
comme le chef du gouvernement n'a pas manqué de le noter à raison, ne peut qu'engendrer
des drames; mais évite-t-on vraiment le drame en luttant intensivement et
répressivement contre ses manifestations ? En cadenassant nos frontières,
volant au-devant des désirs fous de nos partenaires, on ne fait qu'exacerber la
coupure actuelle entre notre peuple et ses élites qui ne comprennent toujours
pas les réelles motivations populaires, ne sachant encore assez lire en son
imaginaire.
Oui, assurément, enrayer le phénomène actuel passe, comme
l'affirme M. Hamadi Jebali, par le lancement d’un processus de développement
fondé sur l’encouragement de l’investissement et la promotion de la formation
professionnelle dans les zones les plus défavorisées. Mais cela relève du pur
slogan vide de contenu réel en plus d'être fallacieux tant qu'il n'a pas lieu
dans le cadre d'une politique courageuse de frontières ouvertes.
Or, que se passe-t-il aujourd'hui? Les jeunes qui quittent la
Tunisie au péril de leur vie fuient-ils la Tunisie, rêvent-ils d'un mythique
Eldorado ? Que nenni ! Ils cherchent à trouver une assise solide à leurs
projets, souvent novateurs, impliquant généralement conjointement leur pays et
l'Europe. Toutefois, ce genre de projets ne peut exister et prospérer que dans
une aire de libre circulation. Ce qui est bon pour les marchandises ne peut pas
ne pas être bon pour les hommes, seuls véritables créateurs des richesses !
On connaît, pourtant, le talent innovateur du Tunisien. Nos jeunes
portent en eux d'immenses projets capables de transformer la vie de leurs
régions, et même celles de nombre d'endroits dépeuplés en Europe, si seulement
ils pouvaient le faire dans un cadre propice à la libre circulation et à
l'épanouissement de leurs initiatives toujours des plus novatrices.
Et le cadre légal existe déjà, ne serait-ce qu'avec ce qu'on
appelle coopération décentralisée; cependant, il ne peut donner véritablement
satisfaction qu'en remettant la politique migratoire actuelle sur ses pieds,
puisqu'elle continue à marcher tout bonnement sur la tête.
Parler donc, comme le fait Monsieur Jebali, de l’ouverture des
horizons de l’émigration régulière, reviendra — si l'on veut être honnête et
crédible — à rayer de notre vocabulaire politique l'expression d'émigration
clandestine, car c'est la fermeture des frontières qui crée le clandestin. Que
l'on ose les ouvrir avec l'instauration d'un visa biométrique de circulation en
faveur du Tunisien et on verra s'il restera un seul clandestin tunisien en
Europe !
Ce faisant, outre le salut sincère à l'œuvre grandiose du peuple
tunisien que fut sa révolution modèle, on s'engagera sérieusement et
courageusement sur les voies de l'avenir que le sens de l'histoire dit être
fait d'une plus grande solidarité entre les régimes démocratiques ou ceux en
passe de parachever leur transition vers la démocratie, et qui ont le droit
d'exiger le soutien de leurs devanciers. C'est tout simplement ce qu'impose le
village global dont on relève.
Bien mieux, cela donnera du sens aux professions de foi de lutte
contre la xénophobie et les extrémismes de tout genre en asséchant le terreau
même qui alimente ces courants, et qui n'est que la désespérance des jeunes
privés de leurs droits à vivre et à circuler librement.
Ouvrir les frontières face au Tunisien sans rien céder aux
exigences de sécurité qu'impose le droit occidental (et le visa biométrique de
circulation répond amplement à pareil réquisit), c'est donner à nos jeunes ce
qui leur manque aujourd'hui : la possibilité de rêver à une vie meilleure, à
vivre dignement en complicité et en totale égalité avec leurs semblables du
monde entier, et ceux d'Europe en premier. Surtout, cela fermera définitivement
devant eux la porte de la désespérance, cette recherche éperdue d'un sens à la
vie qui les amène à aller même le quêter en Syrie, comme l'a reconnu le
Secrétaire d'État Jaziri sur les ondes.
À quoi bon, en effet, prétendre que le gouvernement tunisien
multiplie les efforts pour s’interposer au départ de nos nationaux voulant
aller combattre en tel pays ou ailleurs ? En fait, personne ne peut les
empêcher d'offrir leurs vies à une cause qu'ils jugent noble. La seule manière
de le faire, la plus crédible en étant dénuée de cette langue boisée d'ancien
régime, est de substituer à pareille cause une bien plus sérieuse et encore
proche et concrète : celle de participer au développement de leur pays dans le
cadre d'un combat véritable contre le sous-développement et pour la démocratie.
La condition sine qua non pour ce faire est que cela soit la main dans la main
avec les démocraties européennes voisines et dans une relation égale où le
Tunisien est libre de circuler et d'innover.
Bonjour alors à l'enchantement, car le génie tunisien aura à
loisir de faire montre de ses immenses talents ! Est-ce rêver ? Pourquoi pas,
car pour paraphraser Victor Hugo, je dirais que si la politique ne veut pas de
ces rêves fondateurs d'avenir serein, l'ignorance et la haine les prendront.
Refuser d'agrandir l'expérience humaine, c'est augmenter la bêtise humaine.
Publié sur Leaders