La Tunisie sur
un chemin qui ne mène nulle part
Holzwege :
Un chemin qui ne mène nulle
part ! C'est sur pareil chemin qu'est postée aujourd'hui la Tunisie
et non à une quelconque croisée de chemins, allant droit dans un
mur ou se retrouvant précipitée dans le vide.
Férus de philosophie ou
amateurs de Heidegger ont déjà compris ce que je veux dire par ce
propos liminaire. Ils savent ce que le philosophe allemand entend par
le titre de ce paragraphe, traduit par « Chemins qui ne mènent
nulle part », en parlant de sa quête dans le domaine inexploré de
la pensée. Dans la postface de son ouvrage éponyme, voici la
définition qu'il donne du terme : «Dans la forêt il y a des
chemins qui, le plus souvent encombrés de broussailles, s’arrêtent
soudain dans le non frayé».i
Penser est donc synonyme
d'une marche dans la forêt où les chemins peuvent à n’importe
quel moment finir dans l’impasse; mais forestiers et bûcherons
connaissent parfaitement ces chemins apparemment impraticables et
savent les traverser. On a donc affaire à deux types de personnes :
certains qui savent marcher dans de pareils chemins et y avancer et
d'autres qui n’ont ni le savoir ni l’expérience de la forêt et
n’arrivent nulle part.
La pensée, en l'occurrence
politique, est comme cette forêt, à la fois pénétrable et
impénétrable, un chemin pouvant être tortueux, périlleux et
imprévisible; mais, contrairement aux apparences, il n’est ni clos
ni bouclé, et il est à découvrir et à dévoiler.
C'est par la force de
l’interprétation que l'on y arrive, une interprétation novatrice,
loin du simple geste canonique de méditer, mais pouvant être, en
apparence, une action de forçage qu’on ose faire subir à l’être
des choses pour le dévoiler ou au texte pour en saisir l'essence que
son esprit recèle.
Car si l'on reste ouvert à
tout, avec une capacité de comprendre et d'apprendre à toute
épreuve de ce que le chemin peut nous livrer de découvertes, de
choses ignorées, nous ne ferons qu'avancer sûrement. Et autant ce
chemin recèle de choses imprévisibles qui n'expriment pas moins des
réalités restées longtemps cachées ou inaperçues, autant pareil
dévoilement se fait grandiose, une épiphanie advenant certes par la
peine ou dans la douleur, mais augmentant notre apprentissage,
fortifiant notre profit.
Ainsi, le chemin n’a
d’importance que pour qui connaît la douleur de la quête et qui
est véritablement à la recherche de quelque chose ! Et pareil
chemin ne mène finalement nulle part que ceux qui n’ont rien à y
faire, faute d'intérêt; alors il est fermé pour eux, bouclé non
par la nature des choses, mais par leur propre désintéressement.
Que chercher donc sur le
chemin de la Tunisie Nouvelle République? Pour qui a la passion du
pays au cœur et la volonté de le servir en tête, agir
politiquement, parcourir ce chemin revient à avoir la volonté de
faire de l'islam politique un islam de progrès, non une angoisse
d'un quelconque futur ou une peur de l'autre diabolisé, mais une
puissance tout de sérénité, d'ouverture et de tolérance. Une paix
spirituelle; ce que l'islam est à l'origine.
Or, il ne suffit pas de le
dire, l'affirmer et le marteler même sans agir concrètement pour le
faire advenir. En effet, tout comme le chemin forestier n’a de sens
que pour ceux qui y cherchent quelque chose et savent la chercher,
c’est ce que nous cherchons qui donne valeur et sens à notre
chemin par une marche qui ne se fait pas dans les pas de nos ancêtres
à l'aveugle, mais qui s'en inspire tout en demeurant une exploration
innovante.
Le coup du peuple, Kehre du destin de la Tunisie :
La révolution tunisienne, son coup du peuple, a été son tournant historial, kehre de la philosophie de Heidegger; elle a ouvert la porte à une «méditation de l'histoire de l'Être», une méditation au sens de praxis, de réflexion au jour le jour, sur la métaphysique islamique et qui, comme pour Heidegger revenant au commencement de la philosophie occidentale et aux présocratiques tels Anaximandre et Parménide, ramène les musulmans tunisiens aux origines de l'islam.
Et pareillement à Heidegger
réalisant une remise à l'endroit du retournement de la métaphysique
occidentale, ce retour aux sources de l'islam est en mesure de
permettre une remise à l'ordre de l'éthique islamique, la libérant
d'une idiosyncrasie que résume le courant salafi actuel pour une
herméneutique islamique authentiquement salafie, parfaitement
incarnée par le courant soufi des origines.
Car il ne s'agit rien de
moins que de retrouver l'être islamique dans le temps de la
postmodernité et de la fin du nihilisme salafiste en redécouvrant
l'éminente signification de l'œuvre d'art qu'est l'islam et son
texte majeur, le Coran, autorisant un authentique acheminement vers
la parole divine véritable.
Ceux qui sont convaincus de
pareil défi tunisien savent qu'il y des compétences qui ne sont pas
de leur bord mais qui sont prêtes à les aider à réussir, car il y
va de l'intérêt suprême du pays; et que, même chez leurs
contempteurs les plus virulents, il existe des volontés sincères,
certes pouvant être imbues de leur talent, mais demeurant capables
de ce sens éminent de l'État qui leur fait oublier leur propre
personne pour son service.
C'est ce qui fait la Tunisie
et qui constitue son originalité; cet attachement moins à une
terre, une nation, qu'à un esprit, une façon d'être et de penser.
Or, je l'ai souvent répété, cela constitue ce qu'on a qualifié
pompeusement de génie tunisien et qui n'est rien d'autre qu'une âme
qui palpite, éprise de liberté et d'amour. C'est le sentiment vrai
dans sa plus simple expression, ce silence quand il se fait éloquent,
cette inertie lorsqu'elle se fait mouvement, ce trait de génie
lorsqu'il remplace maints discours, ce geste quand il se fait une
geste, chanson épique.
Avec sa révolution, le
peuple tunisien a donc mis fin à un âge révolu, l'âge d'airain de
la dictature. Avec son vote pour un gouvernement a majorité
islamique, il a entendu demander une politique mettant fin à un
autre âge, celui de la métaphysique musulmane classique.
En effet, au-delà de toutes
les fausses interprétations, le peuple dans sa sagesse ancestrale a
jugé le parti de Ghannouchi en mesure de réaliser en Tunisie une
assomption de l'islam tolérant et avant-gardiste dans le respect de
ses fondamentaux.
En cela, à la manière de
Heidegger osant faire la différence capitale entre philosophie et
pensée, le Tunisien — agissant en liberté — a estimé les
islamistes, auréolés de leurs actes de bravoure contre l'ancien
régime, en mesure de mieux réussir la distinction qu'impose notre
temps entre croyance cultuelle et foi culturelle.
Son vote, somme toute
équilibré, ne donnant pas le pouvoir absolu au parti du Cheikh
Ghannouchi, mais l'encadrant de partis résolument modernistes, a mis
l'accent sur cette volonté prégnante chez lui de renouer avec une
riche philosophie islamique avec une œuvre novatrice ayant réussi
d'ériger l'islam en un art, bien moins qu'en une simple technique,
sophistiquée certes pendant un temps, mais désormais obsolète —
cette œuvre qui a fini par servir la Renaissance occidentale au lieu
de maintenir l'essor culturel arabe islamique.
En fait, tout comme avec la
pensée de Heidegger, ce que vit la Tunisie actuellement, ce qu'a
voulu son Coup du peuple, c'est d'être en phase de questionnement
paraissant interminable, mais qui a le mérite d'avoir lieu et de
faire avancer notre appréhension des choses, faisant de la question
ontologique, toute question, une ouverture de chemin, un horizon
nouveau.
C'est que toute réflexion
sérieuse, novatrice qui plus est, ne peut se faire ex nihilo; aussi
le questionnement ontologique tunisien ne pouvait avoir lieu qu'à
partir d'une réflexion sur l'islam, seule réalité tangible
enracinée dans l'imaginaire du peuple.
Toutefois, il ne devait
surtout pas s'agir d'un islam quelconque avec des recettes précises
et connues, les techniques du Fiqh d'antan et que je nomme la
tradition musulmane,
mais bel et bien d'une véritable science islamique.ii
Ce nouveau savoir à quêter est une
recherche au jour le jour, une interrogation sans a priori, une
philosophie comme un amour de la sagesse, notamment dans sa dimension
populaire, soit une pensée en action où l'acte est fondamentalement
double, à la fois de déconstruction et de construction simultanées.
De la sorte, ce
questionnement est une marche qui semble être une déambulation sans
but, une dérive, mais qui est bien au fond la réflexion éminente
du véritable philosophe en action, accouchant sa propre pensée, se
penchant sur son esprit dans une maïeutique grandeur nature,
impliquant le peuple dans son entièreté, dans le même temps
physique, humaine et spirituelle, psychologique.
Du pretium
doloris à l'affectio societatis :
Les hommes du parti au
pouvoir, les plus clairvoyants d'entre eux, pour le moins, le savent
et l'ont enfin compris; la dernière interview du ministre Dilou le
démontre.
On estime désormais que le
temps de la réparation de la souffrance endurée durant les années
de lutte est passé, que le pretium doloris, ce prix de la douleur,
doit laisser maintenant la place à ce qui pourrait être qualifié
d'adhésion à un affectio societatis qui serait une empathie plus
grande avec ce qui caractérise le peuple dans son écrasante
majorité, une volonté d'être conforme dans sa politique à la
manière d'être de la société.
Surtout, ils semblent
finalement réaliser ce que cheikh Ghannouchi disait pourtant dans
l'un de ses ouvrages résumant l'expérience de son parti en Tunisie,
à savoir que l'islam tunisien n'est nullement aux couleurs affichées
par son parti.iii
L'islam du Tunisien est un
islam sui generis, de son propre genre, et qui ne peut dans sa
singularité se retrouver dans un classement quelconque, une
catégorisation connue, déjà répertoriée.
Certes, je l'ai résumé par
l'expression d'islam postmoderne, mais ce n'est nullement une
définition, une précision de limites (dé-finition), mais plutôt
une approche, juste une indication attirant l'attention sur cette
spécificité qui nécessite de créer une théorie nouvelle
particulière à l'islam tunisien à partir du quotidien de son
peuple, de son actuel et son vécu propres, ce à quoi se prête à
merveille la sociologie compréhensive du quotidien postmoderne.
De ce quotidien dont
l'originalité est attestée et de cet islam dont l'approche est à
renouveler, je parlerai dans deux articles qui suivront où je
tenterai moins de saisir ce qui pourrait en constituer l'essentiel
que d'inviter, à la manière de Rabelais dans la métaphore du
prologue de son Gargantua, à « rompre l'os et sucer la
substantifique moelle ».iv
Et cette invitation est d'autant plus pressante que nous relevons de
ce présent tunisien qui est un instant bachelardien,v
de ces instants éternels faisant la véritable histoire des hommes.
Or, nombre de nos
compatriotes parmi les analystes se trompent sur l'état de notre
pays de la même manière que ceux qui voyaient moins le talent de
Rabelais que l'apparence fallacieuse, ignorant sa riche personnalité
que résume éloquemment l'académicien jean d'Ormesson : «Polémiste, encyclopédiste, savant, grand voyageur épris de
tolérance, moraliste sans morale, éducateur, ivrogne, humaniste
camouflant son humanisme sous des torrents d'obscénités, romancier
se servant du réalisme au seul bénéfice de l'imagination,
linguiste maître du langage et créateur de mots, Rabelais est un
précurseur dans tous les domaines et la plus comique de nos
énigmes.»vi
Le Tunisien, malgré ce qu'on
en a vu et ce qu'on en voit, n'est ni un paillard épris de festins
orgiaques ni un sanguinaire fou de Dieu, il est certes jouisseur,
mais de la vie, il est ivrogne, mais de sa liberté et il est un
infatigable érudit sur le chemin qui ne mène nulle part de la
réflexion sur soi, sur l'essence de son être.
Aussi, réussir en Tunisie
n'est pas impossible tant notre pays est riche de ses femmes et
hommes de talent, en mesure d'être de véritables humanistes
infatigables dont l'action peut à tout moment se faire acte sincère
de confiance dans le Tunisien du peuple, reflétant l'idée de lui
imposée par son génial coup. Or, celle-ci dit qu'il est citoyen
d'un pays apte à faire de son émancipation politique la libération
d'un déterminisme idéologique paralysant où le moteur du progrès
est moins le pouvoir étatique que la puissance populaire. Et cette
puissance, s'opposant au pouvoir transcendant, est toute tendue vers
un but unique éclairé par le meilleur d'une tradition ouverte sur
son temps pour une société idéale
En Tunisie, le peuple cherche
consciemment ou inconsciemment une Thélème postmoderne où le «
fais ce que voudras » n'est pas l'anomie destructrice, mais
l'anarchie constructive selon un but précis à atteindre, celui
d'une société idéale où l'islam épiphanise ses richesses et son
génie en conformité avec les valeurs universelles de l'humanité en
un véritable humanisme de grand format.
À suivre :
2) L'éthique islamique et
l'esprit de la démocratie : l'islam en œuvre d'art
NOTES
:
i
Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part (traduction de
Wolfgang Brokmeier), édition de poche, Idées, Gallimard, 1980,
postface, p. 89.
ii
Je reviendrai sur cette distinction dans le troisième opus de la
présente trilogie.
iv
François Rabelais, Gargantua, Pocket, 2011.
v
Voir, par exemple, Gaston Bachelard, L'Intuition de l'instant,
Biblio essai, Le livre de poche, 2011.
vi
Jean d'Ormesson, Une autre Histoire de la littérature, Tome I, Nil
éditions, 1997.
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