Ce
qu'implique cette vérité que chacun s'approprie, et qui n'est que
l'horizon vers lequel se tourner !
Il
est des moments où l'actualité nous impose la clarification
nécessaire que l'on tergiverse parfois à faire au détriment de ses
propres convictions, pour des raisons jugées plus ou moins
contraignantes.
La
parution à Paris du livre de Madame Ben Ali* en est l'illustration
la plus évidente. Elle y parle de sa vérité (c'est le titre de
l'ouvrage); et la question qui s'est posée, bien même avant la
sortie de l'ouvrage, était de savoir quelle attitude adopter à son
égard.
On
dédaignera parler ici de l'attitude des uns et des autres qui a
balancé entre le mépris et l'indifférence, d'un côté,
l'indignation, le courroux, de l'autre et se modulant en une infinité
de nuances. Ce qui nous intéresse, au-delà de la forme du livre et
encore moins de son contenu — le fond se réduisant, pour certains
ouvrages à leur forme, ce qu'elle est censée représenter —,
c'est le rapport à la vérité qu'entretiennent nos élites, surtout
politiques, notamment les faits qui forment la trame du livre.
De
la vérité :
Je
n'ai pas besoin de rappeler ici que, pour moi, la vérité (vers-ité)
est une orientation, cet horizon vers lequel se tourner. Cette
vérité, que chacun s'approprie, n'est en rien une propriété, une
possession ou une acquisition; elle n'est même pas un but à
atteindre, puisque jamais atteint. Comme le tonneau des Danaïdes,
l'écrin qu'on lui dédie, croyant l'y recueillir en relique, se vide
continuellement de son contenu. Pourtant, ainsi que l'air, elle y est
sans y être; et tel cet air, elle nous entoure et on la respire sans
y faire attention. Ainsi ne fait-on plus attention à ce qu'on
respire, à la qualité de notre air qui se pollue, risquant de
devenir irrespirable.
De
quoi s'agit-il en fait? De l'air de la Révolution tunisienne que
j'ai appelée, depuis le début, «
Coup
du peuple »
par
référence au classique pronunciamiento, dont la thèse revient dans
la bouche de Madame Ben Ali après bien d'autres. Or, ce qui s'est
passé le 14 janvier n'était pas un coup d'État, sauf à considérer
l'État de ce coup subitement élargi aux couches populaires, mû par
cette âme du peuple dont on parle si abondamment en philosophie
politique ou encore en sociologie et à laquelle, pourtant, on prête
si peu attention dans la pratique.
Oui,
c'est l'âme du peuple chantée par son visionnaire de poète qui a
fait l'histoire en Tunisie, imposant sa Volonté de vivre ! Peu
importe après qu'il y ait eu de petites mains pour parachever le
travail de fond, car l'essentiel était déjà réalisé, imposé
même par la Providence incarnée dans les masses populaires. Ne
parle-t-on pas de génie des peuples et, en l'occurrence, du génie
tunisien? Eh bien, il existe bel et bien et il a fait la preuve de sa
réalité auprès de tous les prétendus rationalistes et les
sceptiques ! De fait, il faut toujours se garder de réduire la
réalité au principe qui lui est accolé si facilement, et qui n'est
que ce réel souvent inaperçu pour être trop évident, ce «
réal
»
selon
la récente terminologie de la sociologie wébérienne la plus
innovante.**
De
l'imagination :
Or,
il est parfois surprenant, sauf pour les plus avertis des
observateurs de ce réel/réal, l'actuel et le quotidien occupant
désormais une place de choix dans les analyses scientifiques, de
réaliser à quel point la sagesse se révèle finalement si banale;
ne dit-on pas qu'elle est, à son niveau le plus commun et dans le
même temps si épuré, foncièrement populaire?
Et
on oublie souvent pareille sagesse, s'évertuant à échafauder les
concepts et les systèmes les plus sophistiqués pour expliquer ces
réalités au lieu de simplement chercher à les comprendre tel
qu'elles se présentent à nous en un donné social cohérent malgré
une apparence illogique et/ou désordonnée.
Ainsi,
en politique serine-t-on à l'infini que le moteur d'une bonne
gouvernance est l'expérience, cet art politique qu'on chercherait
tel le Graal pour d'aucuns, alors que c'est plutôt en l'imagination
que, tout bêtement, se résout l'essentiel de pareil art. En effet,
de nos jours, on peut parfaitement être sans la moindre expérience
dans le domaine politique et ne pas moins réussir, et ce en faisant
montre d'un minimum d'intelligence au sens de lien de communication,
de talent d'écoute. Car pareil art est précieux, permettant de
soigner non pas son apparence de sympathie, réelle ou supposée,
mais sa véritable empathie avec le peuple, tout le peuple, surtout
le plus humble de ses membres.
Cela
nous amène à nous demander, lorsque le talentueux Béji Caïd
Essebsi lance son dernier Appel, s'il fait réellement un acte de
citoyen responsable, consistant à proposer au pays ses services et
son immense talent dont nul ne doute ou, tout simplement, s'il ne
sert, en dernière analyse, que son propre ego, n'échappant pas à
la tare antique du politique infatué de sa personne, se considérant
le meilleur, l'homme qu'il faut à la place qu'il faut?
Certes,
concernant notre illustre personnage, c'est assurément vrai que son
expérience est immense, mais est-ce légitime de s'y arrêter ? Cela
ne traduit-il pas, pour le moins, ce que j'appellerai une pensée
monarchiste ou monarchisante, sinon dictatoriale, de la compétence
politique alors que nous avons besoin d'une conception qui soit
réellement démocratique et donc, pour l'essentiel, humble et
réalisant surtout la rupture avec le passé? Et que serait la
démocratie si elle n'est pas servie par les enfants du peuple au
prétexte qu'ils n'ont pas du métier? Et qu'est-ce qui caractérise
ce peuple sinon son savoir non pas académique mais pragmatique?
Il
faut dire que pareil esprit, s'il devait être avéré chez notre
illustre politicien (qui aurait alors gardé de son mentor Bourguiba
son culte de la personne), il ne lui serait pas propre; il est
tellement banalisé qu'il est partagé par ceux dont BCE conteste
justement l'expérience pour proposer la sienne à la place.
Ainsi,
au lieu d'innover dans l'exercice du pouvoir, au lieu de puiser leur
inspiration dans l'air du temps, dans l'ambiance populaire, nos
gouvernants cherchent à se conformer au standard dominant, comme
s'ils avaient à plaire à leurs pairs et non pas à satisfaire le
peuple. D'où leur échec patent, un échec qui est surtout celui de
prendre en compte l'impensé du peuple si évident pourtant dans son
comportement quotidien. Aussi leur souci majeur est-il de faire
partie de la meute politique au lieu d'être en syntonie avec le
peuple, traduisant moins les exigences populaires en actes concrets,
même limités et symboliques, que les diktats d'un conformisme
politique. Pourtant, le gouvernement en place a assez d'atouts pour
réussir auprès de ce peuple au lieu de se contenter d'essayer de
lui plaire comme il a su le faire à l'occasion de la dernière
élection.
De
fait, aujourd'hui, il se doit non pas de complaire aux masses, comme
il se laisse aller à le faire, en usant de la logomachie propre au
microcosme politique, mais de parler sa langue et puiser sa
thématique dans l'imaginaire populaire. En un mot, oser mettre
l'imagination au pouvoir.
De
la symbolique :
Quel
est cet imaginaire (dont on ne doute plus de la réalité comme
structure anthropologique constante en sociologie) dans lequel il
échet de puiser des actes a la charge symbolique équivalant au plus
performant des plans d'action? Je les ai déjà synthétisés dans
d'autres articles*** en deux actions majeures, l'une se situant sur
le plan interne et l'autre sur le plan externe, toutes deux étant
grosses de retombées et de conséquences en chaînes.
Sur
le plan interne, cela concerne la vérité officielle sur les
circonstances obscures du Coup de peuple, ce qui suppose du courage,
non seulement en paroles, mais aussi en actes, y compris quant aux
responsabilités des uns et des autres. La vérité fait certes
parfois mal, et même peur, mais je tiens le peuple pour être assez
mûr et capable de gérer avec tact toutes les implications pour peu
que l'on ne doute pas de son intelligence en le traitant en adulte
qu'il est parfaitement. Car, tel un adulte demeurant éternellement
enfant aux yeux de ses géniteurs, nos politiques se sont habitués à
se comporter en parents et ne sont pas en mesure de se débarrasser,
sans se faire violence, de ce qui est, pour le moins, leur péché
mignon.
Sur
le plan externe, c'est bien évidemment le passage au stade de la
maturité démocratique que manifeste la question symbolique de la
libre circulation du Tunisien, non pas tant en un acte politique
qu'en un geste à haute charge symbolique et à conséquences
multiples et variées. Ainsi, relativement à l'Europe, premier
partenaire concerné par la question, une telle démarche l'amènera
certainement à une issue inéluctable consistant à envisager la
nécessité d'un véritable pacte de civilisation en Méditerranée
comme prolongement logique du pacte à renouveler entre ses membres,
ce qui correspondrait à son propre intérêt.
C'est
que dans les cercles européens les plus sérieux, comme l'affirme le
professeur Patrick Tacussel dans une réflexion en cours
d'élaboration dont il nous a fait part de sa primeur, l'on arrive
désormais à penser que le salut de l'Europe est de passer du
serment et de l'allégeance, qui ont été la caractéristique
majeure de l'Europe prémoderne, au pacte; ce pacte que je qualifie
de civilisationnel en y intégrant la démocratie naissante au
Maghreb qu'est la Tunisie.
Du
courage :
Aujourd'hui,
il nous faut un véritable courage politique qui nous autoriserait à
aller à l'encontre du conformisme, passer du dévoiement au
dévoilement de la vérité et d'une attitude de diachronie vis-à-vis
des attentes du peuple à une totale synchronie. Pour commencer, cela
nous amènera à prendre assez conscience de la valeur certaine de la
place arrachée par ce peuple au coeur de la politique internationale
et de ses implications. En effet, Il nous faut ni douter de
l'importance de cette place ni du génie populaire attesté aussi
bien par l'histoire ancienne que la plus récente des actualités.
Il
nous est demandé aussi de comprendre que l'utopie ne désigne pas
forcément ce qui est censé être irréalisable, mais aussi et
surtout ce qui est irréalisé, et donc à réaliser. Il urge, par
conséquent, que les hommes politiques tunisiens se mettent au
diapason de leur peuple en ignorant leur ego, en abandonnant la
conception dépassée de la politique et en se mettant à penser au
rythme et à la manière populaires : une pensée innovante,
libertaire même dans ses excès qui ne sont qu'une exigence
d'authenticité.
Pour
cela, ils doivent cesser de faire partie de ceux qui disent la
politique pour être de ceux qui la font. Ainsi seulement ils ne se
soucieront plus de ce que Claudel appelait le clapotis des causes
secondes pour relever enfin d'une posture en adéquation avec notre
temps de la postmodernité consistant à renouer avec la notion de
fusion, d'immersion dans ce corps dont tout vrai politicien est censé
être l'émanation. Ce qui suppose d'être attentif à l'ambiance
populaire et en saisir l'atmosphère mentale, pour employer une
expression de P. Tacussel.
Et
qu'ils méditent ce qu'écrit ce sociologue réputé qui m'honore de
son amitié, Michel Maffesoli, et qui gagnerait à être plus connu
en Tunisie, sa pensée théorisant ce qui s'y passe et annonçant ce
qui s'y passera demain : « Ce dont
il n'y a aucun doute, c'est que cette intelligentsia semble avoir
peur de penser. Ou, du moins, qu'elle ne considère pas que penser
soit quelque chose d'essentiel, préférant se contenter de dogmes
idéologiques et d'autres certitudes théoriques. »****
Cessons
ainsi de parler du double langage des uns et du cynisme des autres
lorsque, dans les faits, les actes sont finalement au diapason des
attentes. Car aujourd'hui, en politique, on doit plutôt parler de
pensée contradictorielle, celle où il n'est pas de contradictions
entre les contraires, mais complémentarité. C'est que la politique
ne doit plus être perçue ni faite à l'antique, la postmodernité
nous imposant une nouvelle grille de pensée pour être en phase avec
une réalité qui ne se réduit pas au fameux principe réducteur,
mais à un réel complexe, un donné qu'il ne faut pas juger, mais
percevoir et accepter.
C'est
la nouvelle angoisse existentielle, une angoisse comme un doute, mais
un doute méthodique n'ayant plus rien à voir avec le cartésianisme
du cogito, le cogito postmoderne se déclinant en termes d'émotions.
En effet, c'est l'émotionnel qui caractérise l'homme postmoderne,
et que la morsure du présent, pour citer C. Péguy, rend si évident.
Et,
surtout, qu'on n'oublie pas, comme le rappelle G. Simmel, que le
conflit est une forme de socialisation et que s'il imprègne le
quotidien tunisien, c'est que le peuple n'accepte pas la politique de
ses élites, car il ne comprend plus leur langage puisqu'ils parlent
une autre langue que la sienne, celle de leur carrière.
Pour
finir, paraphrasons un autre monstre de la pensée occidentale, G.
Bataille, pour dire : Faire de la politique, ce n'est pas se prendre
au sérieux, puis vivre!*****
Notes :
* Ma
vérité de Leïla Ben Ali, Éditions du Moment, Paris, 21 juin 2012.
**
La sociologie de mon ami, le professeur Michel Maffesoli.
***
On peut en prendre connaissance sur mon blog Tunisie Nouvelle
République : http://tunisienouvellerepublique.blogspot.fr/
****
La République des bons sentiments, éditions du Rocher, Paris, 2008.
*****
Bataille disait : Jouer, c'est ne pas se prendre au sérieux, puis
mourir. Or, l'on sait que la scène politique est un théâtre et que
les politiciens sont des acteurs, pour le mieux, sinon des
saltimbanques. Et alors, la jonglerie n'est pas loin !
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