La Tunisie d'après le 23 octobre :
Dans un livre paru récemment intitulé « le 89 arabe » où l'allusion est claire aux moments historiques majeurs que furent, en 1789, la Révolution française et, en 1989, la chute du mur de Berlin, l'historien et chercheur Benjamin Stora — natif de Constantine et grand connaisseur des réalités du Maghreb — voit dans le renouveau arabe annoncé en Tunisie par ce que j'appelle le Coup du peuple une « reprise de l'histoire interrompue » tout en relevant qu'en Europe, « ces révolutions n'ont pas de force d'attraction », y demeurant « perçues comme des "rattrapages" : nullement le début d'un monde nouveau et exaltant, mais plutôt l'entrée dans un monde déjà constitué ».
Dans un livre paru récemment intitulé « le 89 arabe » où l'allusion est claire aux moments historiques majeurs que furent, en 1789, la Révolution française et, en 1989, la chute du mur de Berlin, l'historien et chercheur Benjamin Stora — natif de Constantine et grand connaisseur des réalités du Maghreb — voit dans le renouveau arabe annoncé en Tunisie par ce que j'appelle le Coup du peuple une « reprise de l'histoire interrompue » tout en relevant qu'en Europe, « ces révolutions n'ont pas de force d'attraction », y demeurant « perçues comme des "rattrapages" : nullement le début d'un monde nouveau et exaltant, mais plutôt l'entrée dans un monde déjà constitué ».
Comme le pense le clairvoyant universitaire, malgré la cécité actuelle des politiques occidentaux au regard fixé sur leur nombril, le centre de gravité de l'innovation dans notre monde mondialisé est aujourd'hui situé dans sa sphère sud où éclora une nouvelle jeunesse du monde, qui est déjà à l'oeuvre en Tunisie et ailleurs pour le passage inéluctable de « la fin d'un cycle historique » ancien longtemps situé au Nord, pour un nouvel essor tout neuf, au Sud cette fois-ci.
Les politiques du Nord, à force d'avachissement dans un système qui, sans veille régulière des consciences (nécessaire en toute structure qui se veut performante, allant jusqu'à la remise en cause des fondements, s'il le fallait), s'est mis à tourner à vide et à sécréter les pires avatars, ont perdu, en effet, le vrais sens de la chose politique qui est, rappelons-le encore ici, de changer son monde, d'aller vers l'innovation quitte à heurter les mentalités et forcer ainsi l'avancée des consciences. Ils sont devenus des suiveurs d'une opinion publique forcément rétive au moindre changement, attachée à ses habitudes en ces temps de crise où toute nouveauté devient suspecte, surtout celle porteuse d'espoir. La classe politique au pouvoir en Occident s'est coupée aussi de sa jeunesse qui rêve aujourd'hui de suivre l'exemple donné par la jeunesse du Sud, une jeunesse d'autant plus originale et déterminée dans sa volonté d'agir qu'elle a subi stoïquement un si long sevrage de ses libertés fondamentales et qui ne pouvait plus durer en notre temps sans frontières où même le virtuel contribue à façonner la réalité.
Car, aujourd'hui, la force des pays du Sud, la Tunisie en premier, réside dans sa jeunesse qui s'est située dans le vrai sens de l'histoire, la vérité historique étant cet horizon vers le lequel on se retourne (vers-ité) et non un objet que l'on prétendrait posséder.
Or, les élections actuelles dans notre pays marquent le point d'orgue de cette avancée vers le futur, même si cela ne manque pas de susciter chez nombre de sceptiques interrogations et perplexité pour ne pas dire incertitudes et doutes. Invariablement, l'essentiel de ces doutes et craintes tournent autour de ce que j'appellerai le faux épouvantail islamiste (I).
En effet, obnubilés par des catégories de pensée ayant fait leurs preuves en milieu occidental mais ne se révélant nullement opérante en milieu autre, notamment le nôtre, en Tunisie, et qui est foncièrement différent et ce moins de par sa culture (comme le prétendent certains) que de par ses réalités contingentes (et présentes, qui ne sont donc, bien évidemment, jamais figées pour l'éternité), nos politiques se présentant comme modernistes s'imposent certes, par réalisme, de tenir compte de cette contingence, mais en extrapolant cependant leurs propres peurs en en faisant une réalité de substitution qui n'a pourtant et paradoxalement aucune consistance effective.
En face, dans la conscience du peuple profond ainsi que celle de qui veut en tenir compte par honnêteté intellectuelle, ou encore aussi par calcul politique, pareil comportement engendre forcément une attitude de défiance qui, continuant à tabler sur l'irréalité d'une situation par essence fictive, permet à la fiction de durer comme durent toutes les dictatures, à l'exemple de celle de Ben Ali dont on a bien découvert à sa chute qu'elle ne tenait que par l'illusion bien structurée faisant croire à une invincibilité inexistante.
En l'occurrence, l'illusion dont il faut se défaire est celle du faux problème de la laïcité, car même le plus militant des islamistes doit pouvoir s'en réclamer aujourd'hui quand il aura compris ce que la laïcité veut vraiment dire; alors tout le monde — modernistes comme (et surtout!) traditionalistes, attachés aux valeurs fondamentales de la société — pourra dire : Nous sommes tous des laïcs (II) !
Et je le démontrerai dans cet article, en osant disserter (d'aucuns diront rêver) de la capacité du peuple tunisien, de son élite — particulièrement la composante sa plus éclairée, et ce en termes de conscience et de valeurs morales — à ériger une nouvelle conception de cette formule classique de l'alliance du sabre et du goupillon, le sabre ne représentant plus l'armée, mais la vraie force en tout pays démocratique qui est le peuple, donnant lieu à une nouvelle formule d'alliance pouvant trouver volontiers place demain dans les manuels d'histoire et les traités de sciences politiques : une alliance nouvelle — à la tunisienne — du sabre et du goupillon (III) !
Pour cela, il faut y croire et ne pas court-circuiter le cours de l'histoire comme d'aucuns en ont volontiers la tentation croyant faussement, ainsi que cela se passa il n'y a pas si longtemps en Algérie, exorciser le pire en en semant les graines. De la sorte, ce que d'aucuns ont qualifié de saut dans l'inconnu, parlant de la date du 23 octobre, sera plutôt le commencement du salut dans l'inconnu. Pour ce faire, il faut que l'on s'attache davantage à construire l'édifice périlleux de tel salut au lieu de s'adonner à vouloir déchiffrer de quoi est fait cet inconnu; au lieu d'en supputer la consistance, construisons-là tous, ô politiques de bonne volonté! Osons faire autrement la politique, sortons une bonne fois pour toutes du sérieux virtuel et du réel irréel à la politique du symbole nécessaire et de la parole sincère pour retrouver la confiance faisant défaut et mériter la modernité que mérite amplement le peuple de Tunisie.
I - Le faux épouvantail islamiste
Il est encore en Tunisie, comme ailleurs, surtout en Occident, de prétendus observateurs avisées de la vie politique qui, pour faire état de leur inquiétude quant à l'avenir encore incertain en notre pays, n'hésitent pas d'agiter l'épouvantail islamique. Ce faisant, ils reproduisent moins une réalité objective que leurs propres appréhensions et, notamment, reconduisent un discours éculé ayant encore cours dans les prétendus cercles éclairés en Occident tout comme en certains cénacles d'Orient.
Surtout, ils ne réalisent pas que, s'il existe, le prétendu danger contre lequel ils mettent en garde ainsi maladroitement est bel et bien ailleurs, qu'ils n'usent ainsi que d'un épouvantail à moineaux alors qu'il y a bien moins de passereaux dans nos champs que des rapaces dont on peut faire, selon notre morale, aigles ou vautours.
Ce qui leur échappe surtout, au-delà de la légitimité de leur appréhension de la confiscation de la Tunisie, de ses valeurs ancestrales d'ouverture, de tolérance et de liberté d'esprit par des bigots ou des fanatiques est que l'idéologie politico-économique en cours de formation à la faveur des mutations du pays, si elles ne devaient se résumer en un calque des réalités telles que les imaginent les traditionalistes, ne sauraient pas non plus, pour avoir une chance de réussir, représenter un décalque, plus ou moins habilement retouché, des valeurs occidentales telles qu'elles sont incarnées sous nos yeux aujourd'hui par cet Occident pris comme modèle et étalon et qui est en pleine crise de ses propres valeurs
Pour un observateur avisé des réalités profondes du pays, tenant compte de la psychologie de son peuple et des caractéristqiues sociologiques pertinentes, tout concourt désormais en Tunisie pour l'émergence d'un courant historique irrésistible devant affirmer, sur cette terre au passé riche en expériences bigarrées de cultures et de civilisations, une spécificité propre avec un idéal d'unité fraternelle, la quête d'une justice sociale et un humanisme à tout crin qui trouveront volontiers une source fertile dans la tradition populaire qui est, faut-il le reconnaître, aux couleurs sinon purement religieuses, du moins à connotation spirituelle dans ce que la religion musulmane a de plus beau : son humanisme et sa tolérance, souvent ignorés et méconnus ou même caricaturés et défigurés.
Pourtant, même les plus modernistes de ces élites ne renâclent plus à admettre le principe de l'islam comme religion de l'État, pour le moins dans sa formulation habile retenue dans la première constitution tunisienne. Or, ayant réussi à faire ce grand écart, leur sera-t-il alors aberrant d'admettre le fait relevé par Mohammed Marmaduke Pickthall dans « The Cultural Side of Islam », à savoir que « lorsque Dieu est Roi, le Séculier devient religieux »? Ne pourraient-ils le faire, pour le moins, dans l'un des sens étymologiques le plus connu pour le terme de religion voulant signifier : lien, relation, attachement, soit la religion comme forme suprême de solidarité sociale?
Assurément, il en sera ainsi si les Tunisiens proreligieux et laïcs, comme ils s'entendent désormais sur la référence à l'islam comme fondement à ne pas négliger de l'Etat, en arrivaient de la même façon à un consensus satisfaisant considérant, comme le dit Marcel André Boisard dans « L'Humanisme de l'Islam », que : « L'Islam est une croyance dynamique et potentiellement très souple parce que intégrée totalement à la vie. La philosophie politique moderne tente d'instaurer une cité terrestre respectueuse des lois divines qui ne sont pas de "simples valeurs juridiques, mais un engagement envers Dieu en faveur des hommes" (Lahbabi, Personnalisme, p.93) ». Et c'est la détermination de ce qui est aujourd'hui en faveur des hommes, la procédure consistant à le faire et le défaire, qui fera l'objet de la politique et sera soumis à la votation et aux règles de la majorité.
Cet effort demandé aux laïcs sérieux n'est nullement lourd à faire ni dur à supporter puisqu'il relève de l'effort de réalisme que tout acteur politique honnête se doit de s'acquitter avant de chercher à agir sur son milieu pour le modifier. Il a pour pendant l'effort comparable a demander aux traditionalistes religieux appelés, dans le même temps, à délaisser leur syntaxe schizophrène en cessant de refuser les implications de la modernité en termes de libertés de conscience, de moeurs et de croyance; ce qu'une saine compréhension de l'islam permet, sinon commande même.
Certes, officiellement, cette schizophrénie n'est plus de mise chez les plus en vue de nos hommes politiques, hérauts du retour du religieux, puisqu'elle ne fait plus partie du discours officiel islamiste tunisien qu'en tant qu'éléments de musée, un passé qu'on traîne plus qu'il ne les entraîne et dont ils semblent vouloir se débarrasser, mais sans paraître en renier les fondements, en le transfigurant en somme.
Actuellement, en Tunisie s'écrit l'histoire. On n'y participera pas en dressant ses enfants les uns contre les autres ou en faussant sa réalité. La Tunisie n'a jamais été bigote et ne le deviendra pas. Il suffit d'écouter Abdeaziz Laroui, cet observateur et chroniqueur hors pair des réalités populaires tunisiennes raconter par exemple la réalité de ce que fut la statut des libertés en Tunisie, comme celui de la femme, à travers le conte de Tante Aïcha hommasse ou la distance qui y a toujours régné vis-à-vis d'une conception rigoriste de la religion comme cette autre chronique sur le Pèlerinage où il ose conseiller les candidats au Haj d'investir leurs économies dans des actes religieusement bien plus vertueux que ce pilier de la religion!
Aujourd'hui, dans un monde en crise, où le modèle occidental de la modernité se réécrit, remis en cause par ses propres tenants à la faveur du concept de la postmodernité qui suppose, comme le rappelle J.-F. Lyotard un autre rapport avec la modernité, la démarche de nos élites laïques faisant fi du riche legs humaniste arabo-musulman pour une caricature de modernité conduit vers une impasse. Elle amène, dans le même temps, à heurter un sentiment assez général d'attachement à une tradition islamique, bien moins par esprit religieux que par rejet d'un modèle occidental usé et dont des marques de bavures criantes ou d'arrogance bête chez certains de ses représentants éminents nourrit la tentation de le rejeter pour se retourner vers une tradition comme une forme culturelle et un trait majeur d'authenticité.
Pourtant, si les laïcs tunisiens pouvaient arriver à distinguer derrière l'irréalité du pensé populaire, tel qu'ils se l'imaginent, la réalité de l'impensé tel que la société pas assez libre encore ne permet pas de le dire, ils ne verraient plus à travers le tamis religieux un quelconque danger liberticide en Tunisie mais une véritable soif de réenchantement du monde. Alors, pour peu qu'ils changent leur vision de la modernité, adhérant surtout à la vraie modernité politique impliquant l'humilité du savoir utile et la lucidité de l'action efficace, ils participeront à ce réenchantement de la vie politique en Tunisie et, bien au-delà, dans le monde arabe et ailleurs avec leur vision libérée du passé, tournée vers le futur.
Et un tel réajustement du rapport de ces modernistes à la réalité et leur vision de la chose politique s'impose tout aussi pareillement aux hommes politiques militant pour une vision plus religieuse de la société et de ses valeurs.
II - Nous sommes tous des laïcs :
Pour qui s'arrête aux apparences, il existe en Tunisie, comme dans tout le monde arabe, un antagonisme irrémédiable entre l'esprit laïc et l'esprit religieux puisant sa virulence, pour les uns, dans l'attachement à l'islam et, pour les autres, son rejet ou, pour dire les choses en termes moins radicaux, dans la prégnance des valeurs islamiques ou la simple fidélité à la tradition qui en est issue.
Quelle que soit l'attitude que l'on peut avoir face à ces positions, l'objectivité commande de dire que les uns et les autres se trompent pour le moins sur la question essentielle qui les sépare au point de les faire s'entretuer, à savoir la signification réelle de cette laïcité célébrée et honnie dans le même temps.
Il faut rappeler, tout d'abord, que contrairement aux idées reçues, la laïcité n'est certainement pas une dépossession de l'État de sa tradition religieuse, du moins dans sa pratique telle qu'avérée à ce jour en France, par exemple, qui est une référence majeure en la matière. En effet, la laïcité y est même, comme le démontrent les recherches scientifiques des chercheurs les plus éminents un biais pour assurer la prédominance de certaines croyances sur d'autres, notamment, en l'occurrence, la tradition chrétienne. Aussi, il serait aberrant qu'aujourd'hui, en Tunisie, par exemple, ou en Égypte, ces États en voie de reconstruction de modernité politique, on continue à partir de cette fausse conception pour s'engager dans une telle modernisation, sinon celle-ci sera construite sur des fondations friables.
Ensuite, il faut préciser que la laïcité, au sens étymologique est bien autre chose de ce que l'on a eu l'habitude de croire. En effet, au sens vrai du terme, la laïcité est ce qui est commun, ce qui est du peuple. Or, en Tunisie, comme partout en terre arabo-musulmane, ce qui est commun au peuple dans sa majorité écrasante ce sont ses valeurs islamiques. Aussi, être laïc, dans le sens vrai, étymologique du terme, c'est tenir compte de ces valeurs. Nous y reviendrons.
Disons, dans l'immédiat, qu'il ne faut toujours pas oublier que ce n'est pas parce que les plus larges couches de la population sont attachées plus ou moins consciemment à une certaine forme d'identité islamique — et ce, surtout, comme un trait d'authenticité identitaire —, qu'elles adhèrent à une vision extrémiste et donc forcément caricaturale de l'islam. Car, même au plus fort de ses heures sombres, et il y en eut à côtés des riches moments de splendeur et de lumières, la civilisation de l'islam, particulièrement en Tunisie, est restée pour l'essentiel tolérant, respectant les manifestations hétérodoxes chez ses croyants pour peu qu'elles aient su se faire discrètes et nullement provocatrices. Il est même un dit avéré du prophète (consigné notamment dans les deux Sahihs de référence) qui atteste cette tolérance fondamentale, où le prophète lui-même se satisfait de la profession de foi nonobstant le comportement du croyant dont les écarts, dépassant même le cadre de la pure vertu, sont remis à l'appréciation et au verdict souverains d'Allah exclusivement.
Il est à noter que, parlant de discrétion du comportement non religieux ou irréligieux, il s'agit comme de bien entendu moins d'en caractériser un quelconque statut d'infériorité que de lui appliquer la règle démocratique commandant la prééminence des idées majoritaires. Or, dans un pays majoritairement à tradition islamiste, aux valeurs plus ou moins rigoristes, il ne serait pas injuste de demander leur respect par tout comportement qui s'en affranchirait sans que cela soit une condamnation à l'existence de pareil comportement dont la discrétion relèverait moins d'une tolérance à éclipses que d'un respect du sentiment majoritaire. Aussi, a-t-on pu voir se développer, au coeur même du corps islamique gagné par la ferveur morale et la vertu agissante des formes aussi scandaleuses aux yeux des croyants d'aujourd'hui que le gnosticisme, l'athéisme et l'homosexualité, par exemple. Cela n'altérait en rien le caractère islamique de la société, ni sa morale; cela affirmait même, au contraire, la force de l'islam dans l'essence reste son humanisme de grand format.
La signification véridique ainsi donc rectifiée, on voit donc bien que même les plus exaltés de nos religieux seraient en mesure de se réclamer du sens étymologique de la laïcité et dire oui à la laïcité en Tunisie, oui pour une Tunisie de demain qui soit laïque, c'est à dire oui à une prise en compte de ce qui est commun au peuple, sa spécificité, ce qui marque son sentiment profond.
Car, qu'on le veuille ou non, que l'on s'en réjouisse ou que l'on s'en désole, pareil sentiment est à forte teneur religieuse ou du moins son empreinte apparente l'est. Aussi, être pour la laïcité en Tunisie, pour ses fans comme pour ses adversaires, c'est forcément tenir compte de ce sentiment, non pas nécessairement pour s'y plier, le renforcer, mais pour ne pas le heurter, le froisser quitte à déployer des initiatives pour le faire évoluer ou le rationaliser. car tout évolue dans la vie, rien n'est figé.
On voit donc bien que le débat tel qu'engagé actuellement dans le monde arabe en révolution, et notamment en Tunisie, est le prototype du faux débat; c'est une singerie d'une mentalité articulée sur une réalité étrangère venant de l'histoire propre à l'Occident.
Pour donner enfin sens à ce débat, il faut d'abord, y compris pour ceux militant pour une religion prégnante en société, convenir que la laïcité est un donné social incontournable aujourd'hui en Tunisie et qu'il s'agit, en bon politicien dont la devise doit être d'agir sur le réel pour aller à l'idéal vers lequel on tend ou auquel on appelle, de détailler la batterie de mesures pour renforcer ou atténuer le sentiment religieux patent majoritairement dans le corps social.
Et qu'on arrête de biaiser avec les réalités et les vérités ! En effet, il est erroné de dire, comme le font et le demandent les laïcs, que l'islam soit cantonné dans la sphère religieuse, car ce qui fait la spécificité de la religion islamique est justement sa dualité en tant que foi religieuse et engagement politique dans le sens de pratique de gouvernement et manière de gérer les affaires de la cité.
De même, il est erroné de refuser la laïcité, comme le font les religieux, en se contentant de reprendre à leur compte la conception erronée qu'on en donne leurs adversaires, à savoir la séparation de l'église et de l'État ou du religieux et du politique qui, il est vrai, s'est imposée de par la pratique des pays occidentaux et ce en totale opposition avec le vrai sens de ce terme.
Pour ma part, n'étant ni d'un bord politique ni de l'autre, mais ayant de l'islam une conception que je considère équilibrée où compte l'essentiel en cette religion, soit sa prétention à la scientificité et à l'universalité, je crois, d'une part, qu'il est erroné de vider la religion islamique de sa teneur politique; c'est un substrat essentiel, sinon quintessencié; et d'autre part, qu'au lieu de disserter sur la fausse question de la séparation du religieux et du politique, il est plus judicieux d'agir pour faire évoluer une conception apaisée, harmonieuse et rationnelle de ce rapport.
L'islam étant une religion et une politique, il faut faire progresser la conception religieuse du cultuel au culturel et la conception politique de la lutte pour le pouvoir à la gestion raisonnée de la cité. Car, rappelons-le, en islam, la mosquée est bien plus qu'un lieu de culte, c'est un centre du savoir, non pas seulement théologique, mais touchant à tous les aspects de la vie sociale. C'est en mosquée que se délibéraient tout ce qui touchaient à la vie de la cité; quand un événement important advenait, on appelait à la prière, celle-ci n'étant pas ce qu'elle est devenue : un rite presque artificiel, mais un sérieux effort de concentration mentale sur les réalités du quotidien qu'on est appelé à gérer avec l'aide sollicitée de Dieu. La mosquée était aussi un lien de culture ou les poètes déclamaient où les savants professaient.
Or, c'est depuis que la mosquée n'a été hantée que par les orants, qu'elle a été désertée par le savoir profane, que l'intégrisme a progressé, qu'une conception purement fondamentaliste de l'islam a pu se développer et prospérer en contradiction avec la lettre et l'esprit de cette religion qui est à la fois une foi et une politique, une religion et une gestion rationalisée de la cité. Pour se rendre compte de pareil phénomène, il suffit de revenir à la riche littérature arabo-islamique — et non seulement à ses incunables — pour mesurer à quel point les penseurs et écrivains d'antan, un temps pourtant censé célébrer moins qu'aujourd'hui le principe de la libre pensée, pouvaient parfois, sinon souvent, prendre des libertés inouïes et de la hardiesse pour parler des choses de leur religion, une audace qui serait considérée de nos jours libertaire sinon blasphématoire et pourrait faire risquer la prison quand ce n'est pas la mort.
C'est d'ailleurs cette imbrication de l'islam dans la vie de tous les jours qui permettait une telle liberté de la parole, dans le sens iconoclaste, comme elle fait que le croyant, aujourd'hui, dans le sens opposé, ne s'embarrasse pas de célébrer sa prière en pleine rue, par exemple. Or, au lieu de dénoncer pareil comportement, le taxant d'incivique, car on parlerait alors dans le vide, il serait plus approprié et plus porteur de faire comprendre que la prière ne se limite pas en islam au rituel canonique, qu'elle implique aussi tous les actes de la vie sociale fait de respect d'autrui et des règles de la convivialité sociale; parlant ainsi, on serait plus en harmonie avec la religion et mieux en mesure de se faire entendre.
Si seulement on savait parler autrement de l'islam, non pour en dénigrer certains de ses aspects fruits de la pratique caricaturale de ses fidèles ou de l'interprétation bornées de certains de ses interprètes, mais pour rappeler que le plus croyant y est le plus vertueux et le plus vertueux est moins celui qui veille moins à s'acquitter de ses devoirs rituels que de ceux qu'il a envers ses semblables, on ferait bien plus facilement progresser le statut du citoyen dans nos pays où la force fait toujours droit.
III - La nouvelle entente du sabre et du goupillon :
Aussi, aux hommes politiques tunisiens pour lesquels la société dans ses plus larges couches confiera majoritairement ses destinées le 23 octobre et qui semblent être les représentants de la tradition, mais aussi aux tenants du discours de la modernité laïcisante, je me permettrais de conseiller de se garder de cette hystérie venant de part et d'autre, dans un sens comme dans l'autre, amenant à diaboliser son vis-à-vis.
Aux politiques des deux bords de prôner la tolérance et le primat de la raison, évitant de faire le jeu des extrémistes de tous bords jouant à opposer les uns aux autres, à faire avorter l'expérience démocratique en Tunisie. Ce n'est pas au moindre prétexte que l'on doive crier à l'affront à la religion ou l'insulte de ses symboles sacrés, car la valeur que l'on défend ne dépend nullement d'une attitude irrévérencieuse et qui, surtout, ne saurait en flétrir la majesté.
De fait, tout affront est en réalité une provocation dont l'intérêt n'est que de susciter une réaction; et autant celle-ci est importante, autant la provocation réussit dans son oeuvre maléfique. Au contraire, si cette provocation est ignorée, si le prétendu affront est superbement dédaigné, traité avec la plus grande indifférence, alors il disparaît dans le plus total mépris et l'intention provocatrice qui le motive se retourne contre son initiateur.
Aujourd'hui, on est à l'enfance de la pratique politique et démocratique; il importe que chaque vrai politique, chaque acteur sérieux soit responsable pour ne pas faire le jeu de tous ceux qui refusent ce processus de modernité politique en Tunisie. Comme toute enfance, c'est une période riche en promesses mais où rien n'est encore définitif, tout étant à faire; mais en politique plus qu'ailleurs, il importe d'éviter les faux semblants et les fausses apparences, car en ce domaine on a vite fait de glisser dans l'imposture tout en croyant s'adonner à de l'art. Cela pouvait faire illusion avant, mais c'est un temps désormais révolu, celui de la politique à l'antique où il est nécessaire et même recommandé d'être lion et renard à la fois pour réussir (voir, en ce sens, mon article ici-même http://.... à propos de la politique à l'antique). Dans le parler tunisien fort éloquent, dont le génie est à l'image de celui du peuple qui le parle, on a un terme pour désigner pareille dégénérescence du noble art de la politique désignée par "bolitique" (ou boulitique).
Car, il ne faut pas s'y méprendre; disons-le, quitte à se répéter : ce moment est historique et il ne sera pas donné au pays de le revivre de sitôt; non pas qu'il ne se reproduira pas, la volonté du peuple de liberté étant forte et finissant par s'imposer envers et contre tout, mais risquera de prendre du temps et surtout manquera des atouts aujourd'hui réunis pour une réussite éclatante d'une transition exemplaire. Pour cela, toutes les bonnes volontés doivent s'investir dans ce processus et, si elle n'y sont pas encore, être sollicitées pour y être, y agir activement. C'est à cette condition que les ennemis de l'entrée de la Tunisie en modernité politique — et ils sont nombreux — seront contrés et verront échouer leurs plans machiavéliques. Et si ce danger est réel, c'est moins du fait des menées des forces occultes qui le personnifient que bien plus par le doute chez les bonnes volontés pouvant aller à une sorte d'inaction ou neutralité ne pouvant, en ces circonstances graves, que relever de la compromission et la complicité indirecte, ce qui renforce les plus faibles énergies malveillantes, en faisant une force redoutable, même si son énergie n'est que du vent. C'est ainsi que les dictatures tiennent, davantage par l'imperium qu'elle prennent sur les esprits que réellement par leurs propres forces et structures; mais on ne s'en rend compte quand quand elles chutent, dévoilant leur réalité, à savoir qu'elles n'étaient que des tigres en carton pâte. Et on l'a bien vu avec le régime de Ben Ali.
Heureusement, le contexte politique a changé, non seulement en Tunisie, mais tout autour et ce non seulement dans le monde arabe, mais aussi ailleurs. En effet, il faut être aveugle pour ne pas réaliser que l'humanité est entrée dans un nouveau cycle de sa destinée où rien ne sera plus comme avant. Les révolutions arabes qui se sont enchaînées le prouvent. Elles ne font, de plus, qu'illustrer des théories scientifiques relevant aussi bien des sciences physiques que sociales.
De fait, les chercheurs contemporains en physique théorique ou en biologie, tel R. Sheldrake, parlent de « chréode » (direction nécessaire) pour décrire la simultanéité de découvertes proches ou semblables en des laboratoires très éloignés les uns des autres. Partant d'hypothèses diverses, mais participant d'un même « esprit du temps », ces chercheurs forment groupe, fût-il en pointillé, fût-il traversé de conflits.
La même chose peut être dite pour les regroupements constitutifs de la socialité, cette forme nouvelle décrite par les sociologues de la vie dans les sociétés et qui est dominée par l'effervescence, l'affectivité et une nouvelle forme de rationalité, une raison sensible. Or, c'est elle qui a cours aujourd'hui dans notre pays, encore sous une forme paisible, et où elle a le plus de chance d'aller jusqu'au terme de son développement harmonieux sans risquer de se transformer en irrationalité, une raison fausse et insensible, une déraison.
Aussi, avec les élections du 23 novembre en Tunisie, nous sommes à la croisée des chemins et ce sera, comme le notre le physicien Nicolescu pour l'humanité, entre destruction et renaissance. Il est impératif de réussir ce rendez-vous. Cet article est un appel et une sonnette d'alarme.
Ce qui fait sens désormais dans les sociétés humaines, et pas seulement celles des pays du Sud, ce n'est plus ce qui doit être, mais ce qui est. Ce qui compte réellement, c'est l'impensé qui se tapit dans nos gestes et attitudes et jalonne nos discours et nos actes, y compris ces actes manqués, et non plus le pensé prétendument fidèle au fond de nos consciences, surtout quand il est taillé dans la langue de bois.
Bien évidemment, cette phase a besoin de femmes et d'hommes responsables et honnêtes pour en prendre la mesure et aider à son succès dont la réalisation n'est difficile que pour cause des réticences des forces occultes évoluant à contre-courant de l'histoire pour leurs propres intérêts égoïstes et de courte vue.
D'où la responsabilité éminente des dirigeants des partis religieux de faire montre de courage politique et de clarté idéologique en tenant le discours de vérité délaissant la langue de bois et prônant la tolérance, rappelant l'humanisme foncier islamique et condamnant tout excès, tout extrémisme, notamment de la part de ceux qui s'en réclament, violant l'islam en ses fondements essentiels. Ils leur appartient de donner l'exemple de l'admission des avis contraires à leur obédience et d'inviter leurs fidèles les plus exaltés de réprimes leurs pulsions, de ne pas céder à ce qu'ils pourraient considérer comme des provocations.
Que ceux qui sortiront vainqueurs des urnes, oubliant leurs divergences, faisant primer l'intérêt national, constituent un gouvernement de sages composé de compétences avérées pour lesquelles le service public sera la suprême motivation politique en dehors de toute couleur partisane encadrant des technocrates en service sur les lieux de décision et d'action
Pour cela, comme on y a appelé dans notre article précité, que les vainqueurs des élections s'unissent autour d'un programme commun autour duquel ils formeront un gouvernement de salut national afin de permettre à la Tunisie de réussir sa transition vers la modernité politique !
Que nos politiciens traditionalistes confirment leurs affirmations publiques de respect des acquis modernistes du pays, faisant preuve de réalisme et surtout de lucidité, ce qui commande en premier lieu de l'honnêteté qui donne le vrai courage. Or, ce sont-là les ingrédients du charisme politique! Et la Tunisie (le monde arabe dans sa totalité, même!) est en attente de cela pour asseoir sa modernité et contrecarrer tous ceux qui s'emploient à sonner le glas de sa révolution en entonnant un faux hymne révolutionnaire, une messe de requiem entonnée par de faux dévots d'une révolution qui se serait imposée à eux.
Certes, s'agissant des récents troubles qu'a connus le pays, d'aucuns rejettent la responsabilité sur des groupuscules appartenant à des obédiences minoritaires agissant à la marge et relevant surtout de courants non identifiés, de partis non reconnus, d'actes isolés. Et les ténors du courant traditionaliste ont certes pris publiquement leurs distances des derniers coups de chaleurs intégristes en Tunisie; mais l'ont-ils fait avec suffisamment de force et de conviction? Ils doivent le faire pour emporter l'adhésion de ceux qui veulent bien croire en leur réelle transformation politique pour un militantisme certes fougueux dans l'action pour le triomphe des valeurs religieuses, mais un activisme respectueux du militantisme de l'adversaire pour le triomphe des valeurs non religieuses, les valeurs humaines les faisant converger dans une action politique digne, paisible et forcément constructive.
Relevons ici, en passant, la contradiction des autorités tunisiennes qui, pour soit disant juguler le prétendu risque de dérive extrémiste ne font que l'encourager en interdisant la constitution de partis extrémistes au fallacieux prétexte éculé de l'amalgame du religieux et du politique. Si cette absurdité était levée puisque nous savons que l'islam est une religion et une politique à la fois, ces partis religieux seraient, d'un côté, comptables des actes des groupuscules agissant aujourd'hui en électrons libres et, d'un autre, ne feraient la politique que selon les règles de gestion définies par la majorité de la cité pour l'organisation de ses intérêts; elle entrerait dans le jeu et se soumettrait à ses règles au lieu de les défier et les violer.
Alors, on pourra parler de cette nouvelle conception du sabre et du goupillon; ce dernier ne désignant pas l'église car il n'y en a pas en islam, mais les valeurs islamiques du peuple, soit donc une alliance du peuple avec lui-même ou d'une frange de ce peuple avec une autre, la frange traditionaliste éclairée et responsable avec la frange modernisante modérée et pragmatique. Autrement, c'est l'alliance entre les hommes, qu'ils soient politiques ou du peuple, porteurs de leurs valeurs religieuses et le sabre apparent qui est incarné par les forces de l'ordre et, notamment en Tunisie où l'armée compte peu, les forces actives de la police et de la sécurité intérieure. Celles-ci se doit de s'employer (et elle semble, au vu de ses dernières initiatives, s'y être résolue) à développer sa proximité du peuple dont elle est issue et doit en être le bouclier. Mais aussi, cette alliance sera celle des valeurs vivaces quoique en apparence contradictoires dans le peuple, ces valeurs de la modernité et de la tradition religieuse et qui formeront ainsi ce goupillon et ce sabre invisibles, le sabre en son fourreau et l'eau bénite en son goupillon et qui sont tous deux la symbolique tout simplement du peuple dans la diversité de ses croyances et convictions.
Et bien évidemment, ce n'est pas parce que le sabre est en son fourreau qu'il est sans valeur d'usage ou que le goupillon soit vide que manque l'eau bénite ! Car, si les uns et les autres sont vraiment mus par les valeurs qu'ils affichent et l'intérêt suprême de ce pays et son peuple, ils comprendront forcément, pour les uns que le danger islamique est un faux problème en Tunisie et les autres, que la laïcité y est aussi tout autant un faux problème, comme on va le démontrer.
Certes, comme l'affirme le Grand prix de littérature de l'Académie française pour l'ensemble de son oeuvre en 2007 Michel Chaillou, il est toujours délicat de s'interroger sur l'extrême contemporain, mais il nous paraît que si tout demeure incertain en Tunisie aujourd'hui, tout reste possible aussi pour une nouvelle République et qu'il y a bien plus de raisons pour l'optimisme que pour le pessimisme d'entrevoir cet avenir si les protagonistes qui comptent veulent bien prendre en compte cette sorte de feuille de route que constitue cet article.
Alors, le coup du peuple ou la révolution 2.0 du jasmin, ce type nouveau de révolution virtuelle illustrera à merveille les travaux avant-gardistes de ce qu'on appelle, en Occident, les "transhumanistes" qui sont ces chercheurs s'employant, au-delà de tout "forçage technologique", dans le cadre d'un imaginaire traversant toutes les manifestations de la vie de part et part, structurant des formes émergentes de la socialité, à réfléchir sur le dépassement de l'espèce humaine dans une cyberculture en gestation, modèle de la future vie sociétale. La Tunisie en aura alors inauguré l'ère mondiale grâce à une synthèse harmonieuse, grâce à son génie propre, entre sa tradition raisonnée et une modernité échevelée en vue d'un nouvel être ensemble, creuset d'une nouvelle forme d'expression de la culture contemporaine.
S'agit-il d'utopie ? Mais alors, c'est l'utopie d'aujourd'hui qui peut devenir la réalité de demain, comme le rappelait Victor Hugo !