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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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mardi 1 octobre 2019

Pour une postdémocratie 2

Élections et mutations politiques en Tunisie :
Vers une postdémocratie




Dans le tome 3 de ma trilogie L’Exception Tunisie, titré : Postdémocratie : De la daimoncratie à la démoarchie, paru fin 2018 à Tunis, et partant du constat que la démocratie à l'occidentale est en crise, je démontre qu'elle ne peut servir d'étalon pour ce qui serait un modèle sui generis en gestation en Tunisie, appelant à sa refondation en ce que je nomme postdémocratie.

Il se trouve que nombre de traits de cette théorisation rénovée de l'État de droit ont alimenté pêle-mêle, non une certaine déformation idéologique, les idées des candidats les mieux placés du scrutin présidentiel. Et ils se retrouvent quasiment inaltérés dans le programme du candidat classé en tête du premier tour, s'agissant notamment de la nécessité d’un pouvoir effectif prenant racine dans les localités et les régions, se basant sur ce que j'appelle compétensuelle : des compétences élues localement qui formeront le noyau des dirigeants nationaux du pays.

Pour ce dernier candidat, il n'y a pas moins eu altération en ce que son propre projet pêche par un conservatisme qui jure avec l’esprit libertaire soufflant dans le pays et qui se retrouve dans ma théorisation dont le cœur de cible est justement l'impératif catégorique de la garantie des droits et libertés citoyens sans nulle restriction.

En effet, ma trilogie se veut un hymne au génie des Tunisiens en mesure de confirmer ce dont on parle trop sans conviction : un canon tunisien. Or, il est bel et bien en puissance, se manifestant en premier par l’élément humain, notamment féminin, jeune surtout; ce dernier ayant, au demeurant, formé l’essentiel de l’électorat protestataire et animé la campagne réussie de M. Saïed, faisant de ces élections une rupture éclatante entre le pays réel, pouvoir instituant, et le pays légal, pouvoir institué. Ce qui reflète politiquement les mutations sociologiques en cours dans la Tunisie en plein bouleversement; à quoi aboutira donc cette effervescence postmoderne ?

Secessio plebis tunisienne


Dans la Rome antique, depuis l’institution de la République en 509 av. J.-C. jusqu’aux trois guerres puniques, la ville a été gouvernée conjointement par une oligarchie, la caste minoritaire des patriciens, qui dominait la masse de la plèbe. La constante revendication de cette dernière à plus de droits et de pouvoir a été traduite par deux expressions : conflits des ordres et sécessions de la plèbe ou Secessio plebis. Cette dernière consistait en l’abandon de la ville par les citoyens de la plèbe en signe d'opposition aux patriciens, une sorte de grève populaire en quelque sorte. C’est à une pareille secessio plebis qu’on a eu affaire avec le premier tour de la présidentielle qui a officialisé le décalage grandissant qu’on n’a cessé d’observer entre les élites et le peuple que les premières sont censées représenter, mais qui ne sont plus qu'une caste de privilégiés soucieux de leurs pouvoirs et prérogatives.

À la veille des législatives, s’essayant à une mise en perspective de ce dont semblent grosses ces élections tunisiennes, en ne se limitant pas qu’au sens du vote, tenant compte aussi de l’abstention et également du fort nombre des Tunisiens en âge de voter ayant préféré ne pas être électeurs, on réalise à quel point est important le degré d’inquiétude à avoir pour le futur démocratique du pays. Ce qui est d'autant plus source de soucis qu'il ne fait que confirmer le passage du monde, la Tunisie y compris, d’une époque à une autre. La première est celle de la modernité où la démocratie est tellement formelle qu’elle est devenue ce qu’on a qualifié de démocratie d’élevage; le seconde est la postmodernité où la démocratie verse de plus en plus dans la sauvagerie, comme l’illustre, à titre d’exemple, le mouvement des gilets jaunes en cette vieille démocratie essoufflée qu'est la France, modèle des élites tunisiennes classiques.

En leur âge postmoderne, les foules ne se laissent plus guider et veulent avoir droit au chapitre; ainsi est né Daech, un exemple paroxystique de cette alchimie de la modernité dans ce qu’elle a de plus sophistiqué, le technologique numérique, et de plus rétrograde, la religiosité bigote de brigandage.        

Les élections tunisiennes actuelles participent donc de ces riens sociologiques qui ne sont que des indices d'un travail en sourdine, ce négatif dont parle Hegel, annonciateur de changements futurs. S'ajoutant à d'autres miettes d'une socialité en ébullition, quoique se vivant à bas bruit, cela dit bien que rien, à terme, ne serait plus comme avant demain en Tunisie, et déjà à l'issue de ces joutes électorales.

Démocratie d'élevage et démocratie sauvage


L'âge postmoderne des foules, partout en émoi ou sur le point de l'être, ne recouvre plus la démocratie classique, en crise avancée. Au mieux, en Occident, le pouvoir supposé être du peuple y a mué en cette démocratie d'élevage où le citoyen n'est que le consommateur ou le prospect en une société où la banque remplace le dictateur des pays sous-développés. Une telle dégénérescence du pouvoir du peuple s'oppose à ce qui serait une démocratie sauvage, système hybride des sociétés en transition, trop marquées par la dictature, les lois liberticides et l'absence de droits, outre la misère des masses pour se satisfaire des cadres formels des riches sociétés occidentales.

Pourtant, c'est ce qu'on cherche à leur imposer, surtout aux nouvelles générations dont la soif de plus grande justice est toujours foulée au pied, non seulement par les autorités aux pratiques marquées par les relents de la dictature, mais aussi par le matérialisme excessif d'un capitalisme de plus en plus féroce. D'autant mieux qu'il s'est allié aux forces locales les plus rétrogrades, usant de religion comme de l'opium, pour émasculer le moindre élan libertaire.

Nos élections, du moins jusqu'à la veille des législatives, incarnent bien cette bascule d'un monde fini vers le monde à naître où c'est la société civile qui donne le tempo pour continuer une marche inévitable vers les réformes sociétales impératives. Certes, ce désir de changement semble devoir être récupéré par les faussaires auxquels n'échappent pas les périodes de transition, ces monstres dont parle Gramsci, et qui pullulent durant les temps séparant la fin d'un vieux monde et la naissance d'un nouveau. D'où, pour certains, le choix d'une stratégie de chaos créateur, le monde nouveau naissant du tohu-bohu qu'est le néant originel.

Quelles que soient leurs obédiences et la manière de le manifester, les foules postmodernes, et c'est le cas en Tunisie, ne se satisfassent plus des acquis obsolètes d'une modernité se déclinant en une démocratie formelle, reposant sur l'acte électoral. En ce temps de l'information et de la communication à outrance, le vote ne représente pas, à lui seul, la légitimité populaire se devant d'être vérifiée tous les jours sur le terrain auprès des premiers concernés. Aussi, une nouvelle forme de démocratie reste à inventer en une Tunisie pauvre, où le capitalisme mondial le plus sauvage se contente d'exporter une sous-démocratie de pure forme, ne voyant dans le pays qu'un marché propice aux affaires, aux plus-values. D'autant que notre peuple a pour richesse cette spiritualité populaire, quasiment morte en Occident sous les coups de boutoir du matérialisme excessif, et qui est de nature à se révéler un atout en mesure de contrer les dérives mercantiles.

On verra lors des législatives vers qui se tournera le vote populaire majoritaire. Toutefois, il importe de se garder de la moindre stigmatisation, car il restera, à la base, bien plus protestataire que la manifestation d'une adhésion. Même le vote supposé islamique n'est en Tunisie que la traduction d'une demande de plus grande dose de spiritualité supposant, dans l'imaginaire populaire, justice sociale et solidarité avec les plus dépourvus. Ce que les partis d'inspiration islamique sont encore censés représenter dans l'inconscient collectif faute de stratégie adéquate de la part de leurs opposants en mesure de contrer efficacement cette prétention par trop usurpée.

C'est, en tout cas, le principal enseignement du premier tour de la présidentielle où celui qui a raflé la mise est un universitaire éclairé, quoique traditionaliste. On a certes pu dire qu'il serait crypto-islamiste et même un candidat occulte, le plan B du parti islamiste. On verra sur qui se reportera le vote de ses électeurs aux législatives. Il y a juste à noter, dans l'immédiat, que Kaïs Saïed est une figure postmoderne par excellence, un oxymore adapté à l'air du temps, la «sauvage contestation démocratique ». Ainsi affirme-t-il respecter les acquis de la constitution; or, dans le même temps, il s'oppose aux droits et libertés qu'elle est venue consacrer, comme l'égalité de tous, dont celle en matière successorale, ou le droit au sexe, y compris gay. Il en va de même de sa thèse quant à la nécessité d’un pouvoir effectif prenant racine dans les localités et les régions et se basant sur des compétences élues localement qui formeront le noyau des dirigeants nationaux du pays (ma compétensuelle). Ce qui impose une réformation politique éthique, à laquelle il appelle, au demeurant, mais avec l'esprit de contradiction précité, incapable de se départir de son manichéisme idéologique contraire à l'éthique.

Réformation politique


Si le paradigme de la démocratie est saturé en Occident, malgré les tentatives de replâtrage, il ne peut rien donner de bon en une Tunisie où les citoyens, lassés d'être sujets, aspirent à un meilleur statut que celui de faune de basse-cour, la misère du pays l'excluant au demeurant, amenant sa démocratie à n'être que sauvage. D'où l'impératif de réforme législative — sur lequel on n'insistera jamais assez et dont le caractère impératif n'est que par trop évident — pour des lois enfin éthiques et justes, guère plus scélérates.

On le vérifie bien dans l'effervescence dont débordent nos rues, les violences qui y augmentent, les révoltes de plus en plus franches contre toute forme de légitimité, jusqu'à verser dans le terrorisme dans une quasi-indifférence politique surprenante, un vif désir de rupture — fût-elle violente — avec un ordre vertical, patriarcal, voulu civilisé et justement rejeté, étant imposé, dénué de la moindre équité, la loi étant non seulement liberticide, mais également illégale. Qu'un tel ordre répressif soit celui d'un Dieu ou d'un faux seigneur politique ou financier (se révélant un vrai saigneur !), cela ne change rien; il relève d'un ordre saturé, condamné à disparaître.

Or, même l'ordre légitime ou supposé tel, produit d'élections libres, est désormais rangé à la même enseigne. Il est représentatif d'un idéal démoncratique, celui du mythique contrat social censé avoir été librement consenti, et qui n'a fait qu'engendrer une forme politique d'un « devoir-être » désormais refusée pour un « pouvoir-être » de plus en plus exigeant. On le voit surtout chez les jeunes dont la légitime révolte est encore incomprise par la classe politique, et aussi par la justice qui la harcèle. La morale au pouvoir aujourd'hui, et peut-être demain aussi, aura beau jeu de récupérer à son compte la notion de contrat social et ses implications en termes de légitimité, elle ne se rendra pas compte qu'elle ne fait ainsi que vider le corps social de ses autres dimensions essentielles. L'une d'elles, plus que jamais irrépressible, est manifestée par ces communions émotionnelles, saines ou malsaines, un désir de vibrer ensemble et de communier dans les imaginaires collectifs, quitte à ne relever que du ludique, des saturnales antiques.

En postmodernité, nul ne peut empêcher le retour du refoulé qui se fait alors sauvagement, cruellement. Il est bien connu que le mal ne peut être éliminé de la vie humaine ; au plus doit-il être exorcisé ou, bien mieux encore, « homéopathisé ». Car, lorsque resurgissent les mythes sociaux qui ne sont jamais aussi forts que lorsqu'ils sont enracinés dans les traditions sociales, rien n'y résiste, surtout pas la rationalité, marque d'une modernité rejetée. Aussi, ni l'idéal démocratique d'antan, ni le contrat social ou la notion de citoyenneté ne sauraient expliquer et donc conjurer pareilles éruptions des passions et des émotions venant du fond de la société, ces émotions communes, communautarisées, ses composantes communautaires, quasi tribales. Elles marquent tous les secteurs de la vie : cultuel d'abord, mais aussi sexuel, culturel et même professionnel.

Dans un monde uni par la société de l'information, ces passions sociales sont instantanément universelles. Alors, du fin fond d'une mémoire immémoriale de cultures qui s'opposent moins qu'elles ne s'affirment, on assiste au choc violent du retour du tragique des intégrismes et des terrorismes, leurs massacres et leurs carnages. Est-ce si impensable que cela ne puisse se penser pour être évité ? Est-ce impensable que notre pays n'y soit pas happé ou préservé ? Il nous faut accepter d'envisager toutes les hypothèses, mais pas au travers des catégories de pensées héritées des systèmes épistémologiques des 18e et 19e siècles ; surtout pas à partir d'un moralisme, universaliste ou aux couleurs d'une foi cultuelle, tous deux dépassés. Il nous faut aller au creux de ces phénomènes y saisir ce qu'il y a d'organique, la raison interne qui les meut. Et cela ne se fera au mieux qu'à la plus petite échelle, celle de la plus grande proximité, l'échelon municipal, à la faveur d'une démocratie participative locale.

Daimoncratie et démoarchie


La refondation de la démocratie est d'autant plus impérative que ce régime à l'occidentale a mué en ce que j'ai nommé daimoncratie ou démoncratie, un pouvoir non plus du peuple, mais de spécialistes de la politique, autant de gourous, véritables démons, servant leurs affaires en premier, non celles du peuple. C'est que le pouvoir du peuple qu'est supposée incarner la démocratie à travers le suffixe cratie est mort avec le monde fini de la modernité occidentale dont la crise a été annoncée depuis longtemps par Spengler. Et la postmodernité dont on relève impose forcément de passer à une postdémocratie.

Pourtant, que font les dirigeants du Sud et qu'ont fait lors du premier tour les supposés tenants des ambitions de libertés des Tunisiens, les hérauts d'une illusoire modernité ? Outre de ne faire qu'importer en Tunisie des recettes vidées de tout contenu, qui ne sont même plus valables en Occident, ils se sont divisés, chacun au service de ses intérêts égoïstes, soit en harmonie avec les intérêts d'un néolibéralisme tenant à raffermir sa mainmise sur le pays dans le cadre de la nouvelle colonisation aux couleurs de l'impérialisme postmoderne, soit en s'adonnant à un donquichottisme de stérile panache. D'où, chez les uns et les autres, l'attachement à une camelote de mécanismes obsolètes inopérants à traduire la puissance des exigences populaires.

Ils savaient pourtant que tout autant en Tunisie que dans les pays du Sud, une démocratie de bon aloi suppose désormais qu'on abandonne le faux concept de pouvoir du peuple pour une nouvelle conception de puissance sociétale. Il importe de passer de la cratie (pouvoir) à l'archie (puissance), la démocratie se devant d'être, en l'âge des foules qu'est la postmodernité, une démoarchie, où l'association remplace avantageusement le parti. C'est ce qu'illustre, en pointillé, l'action des sociétés civiles de plus en plus actives, comme ce fut le cas au premier tour de la présidentielle, la rue et ses jeunes arrivant à influer sur le cours politique décidé dans les couloirs des palais, bousculant le système, hissant aux meilleures places des outsiders. Pour les moins dogmatiques parmi ces protestataires, assurément, ce fut manifestement avec l'intention de vouloir remuer des élites politiques figées dans l'immobilisme et la sclérose d'un dogmatisme aussi politique que religieux.

Pour une poléthique postdémocratique


Au soir du premier tour du scrutin présidentiel, on a déjà parlé du rejet populaire d'une classe politique déconnectée des réalités du pays; le scrutin législatif pourrait le confirmer, dessinant les linéaments d'un ordre en gestation. Le principal enseignement en sera alors que les autorités et les élites à leur service ne réalisent toujours pas que le monde a changé, que la pratique éculée de s'adonner à la politique n'est plus d'aucun intérêt, l'art politique ne pouvant plus se résoudre en cette classique parabole du lion et du renard. Cet art se doit d'incarner enfin une certaine idée éthique dans laquelle baigne le Tunisien de par ses traditions et son attachement à une spiritualité certaine, même si d'aucuns la galvaudent en religiosité.  

Ceux-là, ayant sauvé les meubles au premier tour de la présidentielle et se devant faire de même  aux législatives ne sont pas bien différents des perdants de la classe politique en place, car tous ne comprennent pas encore que les concepts éculés d'une supposée démocratie limitée aux mécanismes électoraux ne traduisent plus la volonté populaire. C'est d'autant plus évident que la fin inéluctable du monde ancien, vivant au rythme de la modernité taillée à la mesure des intérêts capitalistes, est une faim populaire vorace; or, quand se déclare la famine, elle ne saurait pas n'être que de l'opéra bouffe politicien, mais emporte tout sur son passage.

Pour dépasser le stade actuel de rupture entre les masses et leurs élites, toutes tendances confondues, ces dernières ont à se rendre compte qu'aujourd'hui, le peuple est à  l'image de ses dirigeants. Aussi doivent-elles se faire violence à ne pas demeurer figées sur les certitudes théoriques du passé prises en autant d'assurances les empêchent d'être en phase avec les mutations qu'il serait vain de chercher à nier, à contrer. Le déclin du schéma archaïque de vie, ce faux vivre-ensemble ayant fait banqueroute, ne peut que laisser place à l'émergence d'une autre forme de socialité, un nouveau vivre-ensemble plus paisible, étant moins injuste que celui arrivé à saturation.

Car la saturation du modèle classique de la démocratie est celui d'un vivre-ensemble tombé en décadence; il ne s'agissait que d'une tromperie de justice manifestée par un mécanisme de représentation au service unique de formations partisanes aux intérêts égoïstes, sans nulle éthique, au prétexte que la politique ne saurait l'être. Qu'on en fasse alors une poléthique ! C'est parfaitement réalisable si l'on s'attelle à refonder la pratique politicienne, réinventant la démocratie. Et il est bien possible de voir naître en Tunisie une postdémocratie.
Publié sur le magazine Réalités
n° 1762 daté du 4 au 10 octobre 2019