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lundi 3 novembre 2014

Diplomatie postmoderne 1

Le Corset de Socrate : de la fine diplomatie 



C'est l'oeuvre d'une voix de l'âge d'or de la diplomatie tunisienne, qui après avoir atteint les sommets de la carrière le voici à ceux de la plume avec ce livret dont la qualité est inversement proportionnelle au nombre des pages. Et ce n'est que l'une des spécificités de cette prose dense et raffinée, à l'abordage d'autant plus facile qu'elle est une pensée du large, hauturière, propice à une réflexion qui nous change de la littérature de cabotage si habituelle.

Un opus magnum

Il s'agit d'autant de qualités, des mystères au sens mystique, qui font de l'oeuvre un immanquable coup de coeur pour quiconque a la chance de l'avoir en mains, touché par sa grâce.  
Le pseudonyme de l'auteur est déjà un premier clin d'oeil astucieux au monde de merveilles où il fait entrer son lecteur. Celui-ci, pour en profiter pleinement, se doit de partager le flair de l'auteur et sa fine culture, non ceux de l'afféterie et du bling-bling devenus littérature courante, mais cet art qui autorise à ne pas se laisser abuser par les apparences, toujours trompeuses.
Ainsi, notre talentueux auteur a-t-il eu la modestie de publier son morceau de génie, un opus magnum littéraire, chez un petit éditeur; aujourd'hui, c'est de ce côté qu'on a le plus de chances de rencontrer les géniales oeuvres de talent. Le titre est aussi admirable que tout le reste; il réfère certes au grand philosophe dont l'immense talent et les nobles valeurs coulent à travers les mots ciselés du style alerte, mais aussi et surtout à l'autre symbole de la révolution tunisienne, Socrate Cherni.
Le dernier texte de ce recueil de nouvelles lui rend un vibrant hommage. C'est la cerise sur un beau gâteau, une royale pièce montée commençant par « Le virage » suivi de « La rage » pour passer à « L'outrage » et finir avec « Le carnage ». Un fil rouge relie ces pièces d'un ensemble, autant de zelliges d'une mosaïque mettant à l'honneur le sacrifice pour les idéaux, en buvant la ciguë pour le philosophe athénien ou en tombant sous les balles des truands sans foi ni loi, cherchant à mettre la Tunisie sous la coupe réglée d'une alliance entre faux religieux et vrais maffieux.
Le talent immense de l'auteur, dont il ne dévoile qu'un pan laissant deviner l'enchantement qu'il voile, lui permet de traiter de divers sujets bien épineux, en faisant tantôt une romance avec un zeste de surréalisme, tantôt un pamphlet contre les faux-semblants spiritualistes et les faux-fuyants idéologiques, tantôt un réquisitoire flamboyant contre le bigotisme, qui est un réquisitoire de la même veine pour le droit à une mort digne, la mort n'étant qu'une entrée dans la lumière et une sortie des ombres qu'il importe de soigner.

Les détails d'un terrible drame

Le corset de Socrate est le gilet pare-balles que Socrate Cherni, son ami et confident Imed Hizi et leurs camarades ne portaient pas le jour où ils furent envoyés à l'embuscade terroriste. Précis et méticuleux, le compte-rendu du drame donne à qui s'intéresse à la vérité le détail juste qui manque, celui qui fait que la vérité devient dérangeante.
Il emmène le lecteur sur les hauteurs de Gammarth, le fait pénétrer dans le parking proche du restaurant « Le Grand bleu », le fait même monter dans la Humer d'un ponte de la maffia tunisienne, y rencontrant un acolyte se jouant de la religion comme il se joue de ses innocentes victimes.
On assiste au détail près à la fomentation du terrible carnage de Sidi Ali Ben Aoun, à Sidi Bouzid, haut mé-fait d'arme des terroristes alliés aux trafiquants, ces barbouzes crachant sur la révolution, ses idéaux et ceux qui y croient.
Rien n'est oublié du récit du complot ourdi trois jours avant le drame; ni le cigare cubain Cohiba et le costard Armani et les doigts potelés de l'un à la barbe grisonnante, ni la longue barbe sel et poivre de l'autre et la tache noire entre les yeux des indices et agents doubles, ni surtout les dollars, euros et rials coulants à flot.      
Le carnage qui a juste duré dix minutes ne fut pas moins un instant éternel, de ceux qui font basculer les destinées; or, ces moments ont toujours besoin de héros, souvent les victimes expiatoires de l'injustice des leurs. Ce fut le cas de Socrate de l'Athènes antique, victime des puissants de sa ville; ce le fut également de Socrate Cherni dont une stèle immortalise désormais la mémoire sur l'une des principales places du Kef, sa ville natale que surplombe les remparts majestueux de sa Kasbah, ceux-là mêmes qui ont donné au Socrate tunisien la vocation de servir sa patrie en embrassant la carrière militaire.
Ainsi sont les enfants du Kef et de toute la Tunisie oubliée, la Tunisie profonde, seul vrai reflet de l'âme de son peuple vaillant. C'est ce qui fait que ce récit en un recueil au charme intact de bout en bout, le clôture en apothéose; et c'est à lire absolument en attendant que « l'histoire ou une justice indépendante », comme l'écrit l'auteur, dise si sur les accointances entre les mouvements jihadistes et l'aile dure de la mouvance islamique relevaient de la complicité ou seulement des intérêts objectifs.
          
Skander Ben Salem, Le Corset de Socrate, Edilivre, Saint-Denis, France, 2014, 77 p. 11 euros

Publié sur Leaders