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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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mardi 22 juillet 2014

Tunisie martyre 3

Quel libéralisme pour la Tunisie ?



Que l'on ne s'y trompe pas ! Tout ce qui se passe en Tunisie — aux portes d'une Europe plus actrice que complice — a pour fond le libéralisme, bien ou mal compris, pour la bonne ou la mauvaise cause instrumentalisé. Ceci est une approche des événements en cours en mon et des stratégies libérales qui s'y affrontent pays. Il est encore temps d'agir à bon escient pour la paix en Méditerranée; faut-il que s'élèvent de part et d'autre de notre mer commune des voix justes pour une voie de justesse !   
Constatons d'abord que le libéralisme est moins entendu dans les esprits en son sens premier, spécifique, de philosophie politique où la liberté est magnifiée en principe cardinal avec la responsabilité individuelle émancipée de tout pouvoir tutélaire.
Il est davantage utilisé en son sens générique, extensivement étendu et largement généralisé, notamment aux aspects purement économiques du capitalisme productiviste. Ce qui est bien loin, sinon antinomique, du sens premier, tant politique qu'économique et socioculturel. Les libertés ne sont jamais garanties de l'intervention étatique contrecarrant le libre jeu et la concurrence. C'est déjà le cas dans le cadre d'une démocratie politique et d'une entreprise privée; il en va de même dans celui d'une société supposée tolérante, ouverte à l'altérité, assumant sa nécessaire primauté sur toute invagination de sens nationaliste.
Cette conception archaïque, en sa signification étymologique de ce qui est primordial, natif et fondamental, est devenue tellement galvaudée, y compris dans le berceau du libéralisme. Aussi, elle ne recouvre plus tous les autres sens sans lesquels le libéralisme  n'est plus rien, se résolvant souvent dans l'aspect réductionniste d'un marché souverain où la valeur fondamentale est loin d'être la plus-value qu'elle n'est la marchandise. 
Car la vraie plus-value définie comme étant l'accroissement de la valeur de l'avoir, d'une ressource, est ce « plus-être » apporté à l'humain par l'économie, étant donné qu'il demeure la vraie source des richesses. Or, dans la conception réduite de la plus-value à son pur sens consumériste et mercantile, il y a bien u moins-être pour l'homme. L'exemple de la Tunisie l'illustre bien.

Le marché, cette fausse clé des réalités

En mon pays, j'ai depuis le début préféré parler de Coup du peuple que de révolution, le changement politique ne s'y étant matérialisé, pour le moins, que grâce au feu vert américain. Malgré tout, il a eu pour assise l'anomie marquant encore la société et ce dans le sens que lui donne Jean Duvginaud, ce fin connaisseur de la Tunisie (L'anomie. Hérésie et subversion. éditions Anthropos, 1973, La Découverte, 1986). Rappelons que le concepteur de ce terme, Durkheim, en qualifiait cet « état de dérèglement (où) les passions sont moins disciplinées au moment où elles auraient besoin d'une plus forte discipline ». 
C'est cette effervescence anomique qui a décidé le grand capital occidental d'expérimenter en Tunisie ses récentes théories sur l'islam politique, l'antique terre de Carthage connue pour son peuple paisible devant servir de laboratoire grandeur nature pour le meilleur ou le pire en vue, pour le moins, de futurs marchés au capitalisme mondial.
En effet, le ratio avantages/inconvénients assurant à la dictature des Ben Ali le soutien occidental avait basculé dans le négatif et il importait en bonne logique de renouveler les appuis en Tunisie de l'Occident tout en anticipant un cours inévitable de l'histoire un cours. C'est que, comme hier avec le protestantisme, ainsi que le démontra Weber (L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, 1905, Plon, 1965), les islamistes sont enfin apparus aux Américains ce qu'ils sont véritablement sur le plan économique : les meilleurs serviteurs de l'idéologie capitaliste. Il suffit d'ailleurs de se pencher sur le programme du parti Ennahdha au pouvoir actuellement pour voir à quel point il sacralise le capitalisme le plus classique, jusque dans sa déclinaison antédiluvienne. 
L'option se fit donc pour une transition d'une dictature politique et sociale vers une démocratie (que je qualifie de « daimoncratie », cf. infra) purement formelle où la dictature morale se substitue à la première; or, on sait à quel point elle est totale dans la répression des libertés. Car, paradoxalement — et on revient ici à la dichotomie signalée en introduction —, si l'on agissait au nom du libéralisme, on n'en orientait pas moins son sens vers une stricte marchandisation de la vie; vidée de toute spiritualité sous un hideux masque de religiosité supposé une idiosyncrasie locale.
Il va de soi que le fonds conscient ou inconscient judéo-chrétien à la base de la civilisation occidentale avait là une occasion en or pour réduire l'islam à ce qu'il ne peut qu'être : bien mieux que soumis, servant ceux qu'il vilipende. 
Pour les décideurs américains, rejoints en cours de route par les Européens, les valeurs véritables du libéralisme peuvent attendre en Tunisie; elles y sont même secondaires sinon négligeables par rapport à la figure tutélaire du marché retrouvant toute la force de sa loi, y compris la plus folle du capitalisme sauvage. Ainsi, ce qu'un État de droit — même troué d'illégalité — ne permet plus en Occident, le nouveau marché tunisien aux portes de cet Occident en crise, le permettra; c'est une nouvelle frontière à repousser au-devant du capitalisme mondial au moment même où on ne s'embarrasse pas d'en ériger partout face aux seuls véritables créateurs des richesses que sont les humains ! 
Pour l'Occident, au mieux, la Tunisie doit être une sous-démocratie où un mécanisme formel d'élections organisées selon un scrutin taillé sur mesure pour les intérêts des grands partis alliés assurera la stabilité du pouvoir. Et comme on estime que celle-ci ne peut se passer de l'élément islamiste, on a agi pour un partage des commandes de l'État entre eux et le parti rassemblant les nostalgiques du pouvoir et les élites occidentalisées. C'est ainsi qu'on entend rétablir le prestige de l'État et son autorité à la faveur d'élections qui relèvent de la comédie. Or, dans sa sagesse immémoriale, le peuple a refusé cet opéra bouffe du politique. Pourtant, cela ne gêne en rien les tenants des valeurs libérales ainsi que l'annonce à peine déguisée d'une restauration de la dictature. La loi du marché souverain prime !

Un désir d'être  « plus qu'un »

En pointant la centralité religieuse souterraine sous-jacente dans l'attitude occidentale, il ne s'agit pas de réveiller une inutile guerre des religions, même si elle ne s'est jamais éteinte dans l'imaginaire des uns et des autres; tout simplement, nous nous limitons au constat sociologique, anthropologique. Cela permet surtout de rappeler que les amitiés et les inimitiés (philia et neikos) sont intimement liées dans la vie; que l'état naturel de l'humanité est ce bellum omnium contra omnes ou guerre de tous contre tous. 
Il est donc moins question de nier en nous la part d'ombre intrinsèque à notre humanité que de l'assumer. C'est d'ailleurs le sens même de la culture qui, en son sens fort, n'est que la formation de soi, la quête incessante de l'entièreté de l'être que la spiritualité islamique a éloquemment qualifié par une quête nécessaire et constante de l'état d'homme parfait. 
Or, l'humain, de par l'étymologie du terme, est d'abord de l'humus avant que ne se lèvent en lui,  grâce à la culture de l'esprit,  « les fleurs lumineuses du génie » ainsi que le notait Nietzsche dans ses Fragments posthumes. Ensuite, une telle pluralité a été célébrée par la tradition en Orient comme plus prégnante que tout comportement constitué, et niée par celle d'Occident. Celui-ci est demeuré dominé par le  « fantasme de l'un », sa raison dogmatique se nourrissant de l'unité et de la réduction à l'unité, cette fameuse redudctio ad unum par laquelle Auguste Comte définissait la société de l'avant-dernier siècle. C'est dire à quel point en est en retard en termes épistémologiques sur notre temps !
Tout au contraire, en Orient, les sentiments qui sont la cause et l'effet des turbulences récurrentes et de l'inconfort à la rationalité qu'ils entraînent sont paradoxalement garants de la multiplicité, de la pluralité. Et une telle multiplicité est à l'intérieur de soi bien qu'elle ne perce pas en politique ni ne s'épiphanise en ce régime démocratique qui s'est imposé en Ocident contre sa nature judéo-chrétienne. Et s'il ne prend pas en terre préparée à la démocratie par l'esprit de contradiction en tout un chacun, c'est que l'imaginaire est réticent. Or, il est contrôlé par un imaginaire dominant, celui d'Occident.
C'est cela qui est en jeu en Tunisie. Si on tente d'y faire la généalogie de l'esprit rebelle à la faveur de ce qui s'y passe, c'est une révolte permanente contre une conception statique de l'individu. Si le Tunisien arabe — et encore plus berbère — est saisi du démon de la dissidence, c'est qu'il veut être d'abord une personne, au sens étymologique de persona, personne de théâtre et donc de masques, ce qui suppose la liberté, le jeu et la souplesse de vivre, alors qu'on veut lui imposer la rigidité  de l'individu. C'est pour cela qu'on use bien volontiers du levier de la foi, quitte à la frelater; Ibn khaldoun a suffisamment analysé la redoutable efficacité d'un tel levier. Or, il emporte un désir d'infinitude, constructeur ou ravageur, donnant la mesure ou l'illusion de vivre autre chose que ce que génère tout enfermement identitaire.  
La difficulté de saisir un état qui est bien plus ontogénétique — au sens que donne Simondon à l'Ontogenèse — qu'ontologique est qu'il se vit plus qu'il ne se dit ni ne s'exprime; il n'est pas moins éloquent sur ce désir irrépressible d'un plus-être qu'impose le «plus qu'un» que tout un chacun porte en lui (Gilbert Simondon, L'individualisation psychique, Aubier, 1989). C'est le fameux esprit de contradiction, de dissidence qui fait constamment prendre au peuple tout responsable politique pour ce qu'il est : rien qu'un simulacre (Michel Maffesoli, La part du diable, Champs, Flammarion, p. 146).        

Espace de démocratie et ère de civilisation 

À l'heure de la mondialisation, on est bien conscient de l'inévitabilité de l'intégration d'unités étatiques dépassées dans des cadres régionaux; or, on se limite à n'abolir les frontières qu'entre soi ou face aux marchandises. Pour les étrangers — barbares des temps anciens — et les humains en général, on se défausse sur de fallacieux critères géographiques comme si la géographie n'était pas géostratégie qui méconnaît les spécificités culturelles si elles ne sont pas stratégiquement pertinentes. 
Or, la seule pertinence en politique est celle de l'espace de démocratie, en tout premier lieu, et de l'ère de civilisation, en second. C'est la destinée du monde et de la Méditerranée et il importe d'y travailler. Que fait-on, pourtant ? Tout en gardant l'espace maghrébin sous la coupe européenne tant économique que politique et surtout culturelle pour les élites triées sur le volet, on renvoie les Maghrébins à leurs contradictions propres, prêchant le mauvais exemple de l'unité régionale limitée à son plus mauvais dénominateur : l'échelon intramaghrébin bien insignifiant sans son nécessaire prolongement naturel nord méditerranéen. Fait-on du neuf avec du vieux? Peut-on ériger une démocratie sans l'articuler à un système qui fonctionne pour lui donner l'impulsion vitale ?
Surtout, oublie-t-on que le nord de l'Afrique est partie intégrante du sud de l'Europe, la Méditerranée n'étant qu'un lac intérieur ? C'est ce que rappelait déjà Hegel dans La Raison dans l’Histoire (traduction de Kostas Papaoiannou, éditions Plon, 1965, p. 246) où, notant cette vérité occultée, à savoir que « l’Afrique est, pour ainsi dire, composée de trois continents qui sont totalement séparés l’un de l’autre et n’ont aucune communication réciproque. L’un se trouve au sud du désert du Sahara : c’est l’Afrique proprement dite (…) », il soutenait que « L’Afrique septentrionale donne sur la méditerranée et s’étend, vers l’ouest, jusqu’à l’Atlantique (…) C’est un territoire qui s’étend jusqu’à l’Egypte (…) il y a des vallées fertiles qui en font l’une des plus belles et des plus riches contrées du monde (…) On peut dire que toute cette zone n’appartient pas à l’Afrique, mais à l’Espagne [c'est-à-dire à l’Occident] ».
Cela veut concrètement dire que l'idée idéalement sensée de marché commun maghrébin est concrètement une pure ineptie en dehors de l'espace méditerranéen. C'est à la faveur de la transition démocratique au Maghreb, effervescente en Tunisie, maîtrisée au Maroc et informelle en Algérie, qu'il échet de tracer les lignes d'un espace de démocratie méditerranéenne, future ère de civilisation liant l'Occident à son frère jumeau cet occident de l'Orient qu'est le Maghreb. 
Certes, cela nécessite des efforts et des sacrifices, surtout en termes d'idées reçues et de dogmatisme logique. Mais la paix est au prix de la révolution intellectuelle qu'impose le terrorisme qui n'arrête de s'étendre à l'ombre de l'ordre mondial actuel, un désordre entretenu. Aux plus raisonnables de comprendre donc qu'un tel ordre désordonné est fini et que sa fin n'est qu'une faim d'un nouveau paradigme faisant de ce désordre une multiplicité d'ordres (des-ordres) avant sa transmutation en un nouvel ordre mondial plus équilibré.  

Le terrorisme, une paroxystique volonté d'être

Il faut le dire et le répéter : on n'a plus le choix; le terrorisme rampant, affiché et revendiqué ou occulte et insidieux, gagne de plus en plus les domaines jadis préservés du manichéisme grâce à des valeurs humanistes qui sont aujourd'hui bafouées par ceux-là mêmes qui s'en réclament.
Pour rendre compte de nos réalités complexes, la conception occidentale actuelle est de courte vue; elle précipitera le monde au gouffre. S'agissant de la Tunisie, si son sort évident est de faire partie de la sphère occidentale, le pays et son peuple ont toutefois tant d'aptitudes pour que cela soit pour le meilleur et non le pire comme on s'y est appliqué jusqu'ici au nom des intérêts de supposés seigneurs, véritables saigneurs. 
L'Occident a intérêt d'user du meilleur en lui pour obtenir le meilleur en puissance du Tunisien. En cela, répudier la pensée dogmatique dont il use actuellement est indispensable, et ce en ayant recours à cette riche pensée complexe si bien exposée par Edgar Morin, ami du Tunisien de coeur, connaisseur de son âme profonde, que fut Duvignaud.
Pas moins qu'en Europe il ne doit pas y avoir en Tunisie de logique du tiers exclu, celle de l'orthogonale et cartésienne unité, mais une option claire et déterminée pour un  « tiers-donné », le  tertium datum d'une telle pensée complexe, et contradictorielle, honorée déjà au plus haut point par l'esprit oriental qui n'est qu'une concrétisation de l'entièreté de l'être, l'homme parfait du soufisme (sur la pensée complexe, E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Seuil, 2005; La Méthode 4. Les Idées, Seuil 1995 - Sur le contradictoriel, S. Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie. Prolégomènes à une science de la contradiction, Hermann, 1951, Le Rocher, 1987; G. Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, 1969, Bordas, 1969, postface). 
Et le terrorisme dans tout cela, m'objecterait-on ? Dans certaines de mes réflexions, j'ai rappelé ce que Baudrillad avait déjà souligné au lendemain du drame des Twin Towers : que le terrorisme était en nous. Je rajouterais que l'angoisse tunisienne actuelle est en quelque sorte une monstruosité baroque (l'article de J. Baudrillard et intitulé : L'esprit du terrorisme et a été publié sur Le Monde du 2 novembre 2001; il est en ligne à cette adresse : http://www.egs.edu/faculty/jean-baudrillard/articles/lesprit-du-terrorisme/)  
Si l'on arrive dans l'approche de cette ignominie à se garder de verser dans le manichéisme de la facilité imposée que par l'écume des apparences, allant en leur creux, on est obligé de relever que stricto sensu l'angoisse du terrorisme est une « intuition du néant » (Michel Maffesoli, op. cit. p. 91). Or, il est un fait à ne pas négliger en cette Tunisie jeunesse, à savoir que les jeunes éprouvent quotidiennement un tel néant à l'intérieur de la réserve nationale dans laquelle ils sont tenus de vivre sans droit de rêver à une condition juste identique à celle des jeunes de leur âge en Europe. Privés de songes, ils rêvent donc à leur manière, l'intuition n'étant — comme le rappelle à raison Maffesoli — qu'une vision de l'intérieur. 
Il est vrai que chez d'aucuns les actes sont monstrueux et condamnables; ils ne manifestent pas moins au fond leur désir fou de vivre, de survivre de « sur-vivre ». C'est donc un désir de « plus-être » qui, à force de contrariété mue d'un « plus vivre » en sa négation. En somme, notre jeunesse perdue est semblable à un créateur, un peu maudit, saisi par l'angoisse de créer, mais non pas celle de la déconstruction et encore moins de la construction ou de reconstruction; plutôt de la destruction, réveillant l'archétypique exemple biblique de Samsom 
Il importe aux plus raisonnables parmi les adultes responsables d'aider donc ces jeunes désespérés à faire une oeuvre utile de leurs rêves fous. C'est le devoir impératif de ceux qui ont le pouvoir d'agir en politique, les démons de nos démocraties qui ne sont plus — hélas ! — que des « daimoncraties », la chose des démons du pouvoir et ses gourous, les financiers internationaux.
Ainsi, contrairement à ce que l'on croit, le terrorisme ne se réduit pas à rien, puisqu'il est toujours une condition de possibilité de ce qui est à naître, ce qui doit naître. Pour les terroristes et leurs soutiens occultes, le néant devient même quelque chose à vivre; et c'est en le vivant que, pour les uns, on arrive à survivre ou faire survivre une autre vision d'un monde marchandisé, réduit au vil état d'un comestible périmé.
La violence dont est saisie la Tunisie, pour peu qu'on sorte des analyses convenues se limitant à stigmatiser des apparences sans en saisir le sens profond, peut être vue en quelque salutaire issue pour toute la région. C'est une sorte de ce « travail du négatif » évoqué par Hegel, une angoisse qui mine et détruit pour mieux créer, l'angoisse au sens artistique. À nos politiques d'être à la hauteur, et tout simplement artistes; la politique n'est-elle pas l'art de faire possible l'impossible ? Heidegger le soutenait déjà, affirmant que le possible est au-dessus du réel (Martin Heidegger, L'Être et le Temps, Gallimard, 1964, p. 37) !   

Le retour en Occident d'Ibn Arabi

Le terrorisme n'est que la forme paroxystique de la puissance du mal que l'on porte en soi, ainsi que l'a déjà démontré Jung. Il ne s'agit pas de la renier, mais de la connaître et de savoir vivre avec elle. Pour cela, la religion musulmane bien comprise pourrait être utilisée à bon escient. On y trouve, en effet, la même conception que celle prévalant en Grèce ancienne où l'on distinguait entre le péché que l'on pouvait éviter, lutter contre, et une sorte de pollution structurelle dont il fallait s'accommoder ainsi qu'on s'accommoderait des virus (cf. E. R. Dodds, Les Grecs et l'Irrationnel, Gallimard, p. 46). Il s'agit de toute la distinction à laquelle on aura intérêt de revenir entre le péché structurel (Ithm) et le péché pollution (dhanb). C'est ce qui sut faire assez tôt le tasawwouf dont il urge de redécouvrir les trésors.
H. Corbin, excellent connaisseur de l'islam spirituel, a cru dater la scission entre l'islam et les Lumières et le passage de celles-ci en Occident au départ du grand soufi Ibn al-Arabi en Orient en 1200.  Il est temps que revienne en cet Occident de l'Orient qu'est le Maghreb sa pensée; c'est elle qui sauvera et l'islam et le libéralisme bien compris, galvaudés tout autant en Tunisie !     
Je crois possible et même en cours des retrouvailles avec l'« imagination visionnaire » du soufisme d'Ibn 'Arabi victime du divorce tragique entre esprits d'Orient et d'Occident depuis ce départ définitif de Cordoue pour l'Orient tant géographique que spirituel. Un tel retour possible d'Ibn 'Arabi en Occident est de nature à féconder l'imagination rationnelle par une imagination créatrice, un imaginaire poétique, cette poésie de la rue et ce sacré virtuel de plus en plus visibles dans leur invisibilité même; c'est l'ésotérique qui se fait exotérique sans répudier sa nature propre, la nature naturante d'une nature enfin retrouvée.
Ce qui contrarie cette évolution, c'est une conception réductrice d'un islam politique encouragée par un Occident inconsciemment motivé par un sentiment judéo-chrétien de revanche refoulé et qui cultive une fausse spécificité arabe musulmane en Tunisie. Or, la Tunisie n'est pas qu'arabe et musulmane, elle est aussi berbère et méditerranéenne, et donc forcément européenne au sens hégélien rappelé ci-dessus.
Dans son maître ouvrage Chebika, Duvignaud rappelle ce qu'un autre connaisseur de la Tunisie et du Maghreb avait relevé, Jacques Berque, ayant souvent noté combien, durant la phase de colonisation, la vie maghrébine s'était, à tous les niveaux, repliée sur ses bases et rétractée pour ainsi dire en profondeur. Et il précise que les pages consacrées à ce repli dans Le Maghreb entre deux guerres sont d'autant plus frappantes qu'elles correspondent encore à une réalité vivante, indiscutablement repérable pour chaque administrateur national formé sur des valeurs techniques occidentales et des principes de gouvernement modernes. Or, cette invagination de la vie et du sens de la vie est toujours officiellement en place bien ne s'agisse que d'une structure artificielle minée, prête d'imploser malgré ses nombreux replâtrages.
Aujourd'hui, il est impératif d'éviter un tel repliement sur soi porteur des pires conséquences pour tout le monde, y compris pour l'Europe. Il nous faut nous convaincre que s'il est une spécificité tunisienne, c'est celle que soutenait Duvignaud, le plus authentique des Tunisiens, que la Tunisie est une « région du monde où tous les sens peuvent être comblés ».
Il nous importe, pour la paix en Méditerranée, d'en faire un sens qui fasse sens, ayant ce prix des choses sans prix. Ce qui suppose d'arrêter la marchandisation de la Tunisie en exorcisant ses démons et ceux de l'Europe par une spiritualité commune, produit d'une terre faisant le lien entre l'Occident performatif et l'Orient inspiré. 
Finissons donc avec ce que notait judicieusement Walter Benjamin, concernant le changement d'époque qui, rappelons-le, emporte étymologiquement le sens de parenthèse ! Or, une parenthèse quand elle s'ouvre doit finir par se fermer; et c'est le cas pour l'époque moderne puisqu'on est en postmodernité dont la Tunisie n'est qu'une manifestation basique. Il est temps que l'Occident s'éveille au paradigme d'une plus grande solidarité en un monde plus humain, le monde de l'humanité, une  « mondianité ». Benjamin notait :  « Chaque époque ne rêve pas seulement la prochaine, mais en la rêvant, elle s'efforce de s'éveiller ». 

Publié sur Leaders